Agriculteurs: pourquoi la mobilisation gagne-t-elle autant de pays européens?

Des "actions" seront menées "aussi longtemps qu'il sera nécessaire" a prévenu Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, lundi 22 janvier. Alors qu'en France, la colère ne faiblit pas chez les agriculteurs, au-delà des frontières hexagonales, les producteurs sont aussi très remontés. En témoignent les actions menées ces dernières semaines, voire depuis des mois, en Allemagne, au Pays-Bas ou encore en Roumanie.
Et selon Arnaud Rousseau, "ces mouvements ont tous les mêmes ferments": ils résultent d'"une incompréhension grandissante entre la réalité de la pratique du métier d'agriculteur sur le terrain et les décisions administratives centralisées".
En toile de fond, se jouent simultanément des enjeux de fiscalité, de transition énergétique et de concurrence dans un contexte tendu marqué à la fois par une inflation des coûts et par le conflit ukrainien. Tour d'horizon des actions menées en Europe et des racines de leur mécontentement.
En France: nouvelles règles et hausse des taxes
Depuis jeudi soir, plusieurs dizaines d'exploitants bloquent l'autoroute A64, qui relie Toulouse à Bayonne, à hauteur de Carbonne, en Haute-Garonne. Une mobilisation qui intervient après d'autres actions menées par les agriculteurs aux quatre coins de la France ces dernières semaines.
Derrière le ras-le-bol des agriculteurs français, plusieurs motifs bien distincts. Il y a d'abord "l'édiction de règles et de normes de plus en plus lourdes à supporters", a expliqué Etienne Gangneron, président de la chambre d'agriculture du Cher au ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau. Les exploitants dénoncent en effet depuis l'automne un "trop-plein normatif".
Ils craignent aussi de voir entrer en vigueur de nouvelles règles restreignant l'usage de produits phytosanitaires chimiques. Élément central du Pacte vert de l'UE, un projet législatif visant à réduire de moitié d'ici 2030 l'utilisation de ces produits (par rapport à la période 2015-2017), a été rejeté au Parlement européen fin novembre. Mais les agriculteurs redoutent de voir le retour de ce projet et entendent peser avant les élections européennes de juin.
Les agriculteurs souffrent aussi des conséquences de l'inflation et notamment de la hausse des prix de l'énergie mais aussi d'une perturbation des flux commerciaux liée à la guerre en Ukraine.
Le conflit "perturbe les flux avec des importations énormes en Europe de céréales, de volaille ou de sucre. Ça perturbe toutes les filières, ça fait baisser les prix", souligne Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles.
Les agriculteurs français dénoncent "une concurrence déloyale" des agriculteurs étrangers qui exportent leurs produits dans l'UE sans être confrontés à des normes aussi exigeantes que les exploitants européens. Pour Christiane Lambert, la négociation de traités de libre-échange (Mercosur) couplée à l'imposition de mesures restrictives nourrit l'exaspération: "On sert à nos enfants dans les cantines des aliments importés qu'on nous interdit de produire en France", affirme-t-elle.
Enfin, ils dénoncent la hausse progressive de la fiscalité sur le gazole non routier décidée par le gouvernement dans le cadre de la transition écologique. Les aides de l'État sur ce carburant sont pourtant "un pilier de notre compétitivité", rappelait sur BFMTV Bertrand Loup, éleveur de vaches en Occitanie.
En Allemagne: hausse de la fiscalité
La fiscalité du carburant utilisé par les producteurs pour alimenter leurs engins agricoles est aussi ce qui a déclenché la colère de la profession outre-Rhin. En Allemagne, les agriculteurs se sont en effet massivement mobilisés la semaine dernière contre la réforme de la fiscalité sur le diesel agricole qui prévoit à partir de 2026 la suppression d'une exonération dont bénéficiait la profession. Et ce, malgré un rétropédalage partiel de l'exécutif sur cette question début janvier.
En toile de fond, la transition écologique et les règles que les gouvernements tentent de mettre en place pour y parvenir et remplir les objectifs du Green Deal européen perturbent ce secteur déjà fragilisé un contexte tendu.
C'est d'ailleurs pour cette raison que dans certains pays comme en Allemagne, la protestation est suivie par les chauffeurs routiers, directement impactés par l'alourdissement de la fiscalité sur le carburant.
En Roumanie: taxes et concurrence ukrainienne
Une colère qui fait écho à la protestation des agriculteurs roumains. Mi-janvier, ils ont manifesté et organisé des blocages, là encore aux côtés des routiers, à l'entrée des villes mais aussi au niveau des points de passage vers l'Ukraine. Une façon de protester contre cette concurrence jugée déloyale notamment sur les céréales qui tire les prix agricoles vers le bas.
Mais ce n'est pas tout puisque les manifestants veulent aussi exprimer leur colère contre des taxes qu'ils estiment trop lourdes et qui ont amplifié la flambée des prix alimentaires.
En Roumanie, les producteurs demandent notamment le versement plus rapide des subventions. Si un compromis a été trouvé entre le ministère de l'Agriculture et les syndicats d'agriculteurs, il n'a pas suffi à éteindre la mobilisation.
En Pologne: concurrence ukrainienne
En Pologne, la frontière avec l'Ukraine a aussi été le principal théâtre de la mobilisation des agriculteurs. Depuis novembre 2022, ils ont réalisé des blocages ciblés sur les points de passage vers l'Ukraine, se plaignant là aussi d'"une concurrence déloyale".
À leurs côtés, des routiers qui dénonçaient le même phénomène.
Au Pays-Bas: réduction du cheptel
Aux Pays-Bas, la volonté de la coalition au pouvoir de réduire le cheptel du pays et de fermer certaines exploitations avait entraîné des manifestations monstres de fermiers et d'agriculteurs dès le début 2023.
De ces mobilisations est d'ailleurs né le parti BoerBurgerBeweging (BBB, Mouvement agriculteur-citoyen en français) qui s'est imposé comme une véritable force politique en remportant notamment les élections provinciales en mars 2023.
En avril 2023, le gouvernement néerlandais a obtenu le feu vert de l'Union européenne pour son plan de rachat de terres agricoles qui s'inscrit dans ce plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et en particulier d'azote dont les exploitations sont la principale source.
Grâce à ce plan, la coalition néerlandaise au pouvoir souhaite faire reculer les émissions, principalement d'oxyde d'azote et d'ammoniac, de moitié d'ici à 2030.
En Belgique: plan azote et fermeture d'exploitations
La réduction du cheptel est également une des mesures qui fâche en Belgique. Mais elle est étroitement liée à un plan azote qui vise à réduire les émissions de ce gaz à effet de serre. Il prévoit la réduction de moitié des émissions d’azote près des zones naturelles. Or pour atteindre cet objectif, le gouvernement belge menace les exploitations les plus polluantes de fermeture.
Et si le plan consacre 3,6 milliards d’euros à l’indemnisation des paysans arrêtant leur activité, il est contesté avec force dans le pays depuis mars 2023.
Espagne: Green Deal, inflation et concurrence déloyale
En Espagne, les premières mobilisations ont eu lieu il y a déjà quelques mois. En cause, l'inflation des coûts de production, le Green Deal et les normes environnementales qu'il impose aux États européens et, par ricochet, leurs agriculteurs.
Les objectifs visés par Bruxelles sont jugés d'autant plus inatteignables que la profession doit faire face, en plus de la flambée du prix de l'énergie, à une sécheresse intense qui affecte ses volumes de production depuis plusieurs années. Face à la grogne, le gouvernement espagnol a décidé de prolonger son soutien aux agriculteurs.
Royaume-Uni: contrats "injustes" avec les distributeurs
Outre-Manche, les raisons de cette toute récente mobilisation des producteurs de fruits et légumes trouvent des sources différentes. Ils ont manifesté ce lundi devant le Parlement à Londres, pour protester contre les contrats d'achats "injustes" qui les lient aux six principales enseignes de la grande distribution du pays.
Ils affirment que près de la moitié d'entre eux devront cesser leur activité dans les douze prochains mois à cause du manque de régulation dans le secteur agro-alimentaire.
Si c'est un manque de régulation que les agriculteurs britanniques dénoncent principalement, l'inflation, la hausse des coûts de l'énergie et le contexte géopolitique représentent également le terreau de leur colère.