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Anna Wintour quitte son poste chez Vogue: la fin de règne de la papesse de la mode… vraiment?

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Après plus de 35 ans à la tête du magazine Vogue US, la figure emblématique de la mode, Anna Wintour, annonce se retirer de la direction éditoriale tout en conservant un rôle de supervision globale au sein de Condé Nast. Cette décision soulève une question: Anna Wintour influence-t-elle encore la mode ou se repose-t-elle désormais sur son statut?

Elle a dicté les codes du bon goût pendant plus de trois décennies, imposant sa vision à la mode mondiale. Après 37 ans comme rédactrice en chef du magazine Vogue US, Anna Wintour tire sa révérence. Enfin presque, car derrière les apparences d’une réorganisation, à 75 ans, la papesse de la mode conserve son rôle central chez Condé Nast, le conglomérat qui possède Vogue.

Un départ symbolique mais partiel

Lunette sur le nez, carré strict, robes imprimées et bottines Manolo: Anna Wintour, 75 ans tire sa révérence de la direction de Vogue US. Alors terminée Anna? Non, loin de là.

Car, si elle lâche la barre du Vogue US, la reine de la mode reste au gouvernail de toute la flotte Condé Nast. En clair: elle ne dirigera plus les décisions éditoriales quotidiennes de l’édition américaine de Vogue mais continuera, en tant que directrice artistique, poste qu'elle occupe depuis 2013, de chapeauter toutes les versions de Vogue dans le monde, ainsi que les titres emblématiques du groupe, à l'image de Vanity Fair, GQ, Glamour ou encore Tatler.

Ajoutez à cela le Met Gala (qu’elle continue de superviser d’un œil impassible) et l’événement planétaire Vogue World, et vous avez une idée assez précise de son emprise maintenue.

"Aujourd’hui, mon plus grand plaisir est d’aider la prochaine génération à prendre d’assaut le terrain avec leurs propres idées, soutenues par une vision nouvelle et passionnante de ce que peut être une grande entreprise de médias", a déclaré Anna Wintour à ses équipes.
Anna Wintour, 2025
Anna Wintour, 2025 © kena betancu

Une figure d’autorité souvent critiquée

Depuis son arrivée au Vogue US en 1988, Anna Wintour a érigé une vision esthétique parfois autoritaire de la mode: de la couleur obligatoire, de l’overdressed érigé en dogme, un rejet du noir (sauf peut-être si c’est Prada) et un œil unique pour repérer les nouveaux talents.

Anna Wintour, 2024
Anna Wintour, 2024 © Dimitrios Kambouris

Elle a fait de Vogue un temple du style, mais certains parlent aussi de "prison dorée", comme le note la journaliste spécialiste de la mode Sophie Fontanel dans le Nouvel Obs, évoquant un goût formaté, très américain, très colorblock, parfois à rebours de la fluidité naturelle et de la désinvolture chère à la mode européenne. Sous son égide, la mode est un vrai business et les articles relatifs toujours très élogieux. Fini les critiques acerbes des rédacteurs de mode et place à une uniformisation des opinions, souvent centrées sur la promotion et la valorisation de l’image.

La Princesse Diana, Katheryn Graham, Anna Wintour, Ralph Lauren et  Leo J. O'Donovan, 1996
La Princesse Diana, Katheryn Graham, Anna Wintour, Ralph Lauren et Leo J. O'Donovan, 1996 © AFP

Malgré sa vision rigide, Anna Wintour, que l'on appelle aussi "Nuclear Wintour" a su imposer une ère, une certaine énergie et ainsi réalisé de très nombreuses couvertures qui sont devenues des symboles de l’industrie. Celle de Michaela Bercu, la première mannequin à poser en jean sur une couverture de Vogue en novembre 1988, ou encore celle en 2018 avec la sportive Serena Williams pour célébrer l’inclusivité et la reconnaissance des femmes athlétiques, dans un milieu souvent dominé par des mannequins très minces, font encore parler d'elles.

Une centralisation des pouvoirs

À noter que son départ (partiel) intervient dans un contexte de centralisation éditoriale du groupe Condé Nast. En effet, depuis 2020, Anna Wintour est responsable du contenu mondial du groupe, avec l’ambition d’harmoniser les titres à l’échelle internationale. La suppression de l’identité Vogue Paris –rebaptisé Vogue France– en est un exemple parlant.

Vogue France, Juin Juillet 2025
Vogue France, Juin Juillet 2025 © Vogue France

La journaliste mode Sophie Fontanel parle, dans Le Nouvel Obs, d'une "esthétique si peu chic" et d"une standardisation venue d’outre-Atlantique", qui aurait étouffé les aspérités locales, notamment la liberté du regard français sur la mode. Fini le "je-ne-sais-quoi" et les couvertures de fin d’année où le chic parisien se conjuguait à l’irrévérence. Place à une homogénéisation et à une mode toujours plus globale.

"Anna Wintour a eu sa vision de la mode. Et cette vision, c’était celle d’un business. Dans un milieu de passionnés, elle a été, elle, passionnée par le pouvoir. Ça a modifié beaucoup de choses à notre profession", souligne Sophie Fontanel.

"Il n’était plus question de coups de cœur, sauf si c’étaient les siens, qu’elle imposait alors de façon dictatoriale", assène la journaliste.
Anna Wintour, Olivia Wilde, John D. Idol, Kerry Washington, Lindsay Lohan au show Michael Kors printemps-été 2025
Anna Wintour, Olivia Wilde, John D. Idol, Kerry Washington, Lindsay Lohan au show Michael Kors printemps-été 2025 © Dimitrios Kambouris

"Évidemment, c'est une icône pour les gens qui ne connaissent pas la mode et qui ne s'intéressent pas vraiment à la mode. C'est l'une des figures reconnues de notre métier, donc elle est forcément assez emblématique. Après, ça représente une vision, pour moi, très américaine de la mode globalisée", insiste Matthieu Morge Zucconi, chef de rubrique mode masculine du journal Le Figaro. Et c’est peut-être là le vrai signe d’une fatigue du pouvoir: en voulant tout régenter, Anna Wintour a-t-elle tué la surprise? A-t-elle trop misé sur le contrôle, au point d’étouffer l’audace?

"Toujours rendre compte à Madame Wintour"

Officiellement et concrètement peu de choses changent au sein du mythique magazine.

"La personne qui occupera ce poste rendra compte directement à Madame Wintour, tout comme les responsables du contenu éditorial de tous les Vogue" peut-on également lire dans les colonnes du site américain du Vogue.

Les termes sont clairs. Figure tutélaire, Anna Wintour conserve une stature immense, un réseau incomparable et une place centrale.

"Je doute qu’il y ait une grosse révolution. La manière dont Condé Nast est aujourd'hui structurée fait qu'elle a toujours beaucoup de pouvoir", a réagi Matthieu Morge Zucconi. Les années Wintour ont donc structuré une esthétique rigoureuse, commerciale, festive, mais parfois univoque. En se retirant partiellement, elle ouvre la voie à une nouvelle génération, mais ne disparaît pas pour autant.

Anna Wintour, 2024
Anna Wintour, 2024 © Marco BERTORELLO

"Je ne changerai pas de bureau, et ne déplacerai pas une seule de mes poteries signées Clarice Cliff, mais vais consacrer toute mon attention ces prochaines années à la direction internationale", a-t-elle déclaré à ses employés, selon le New York Times. Anna se redéploie. Et peut-être est-ce là sa plus grande intelligence: garder le trône, tout en laissant d'autres faire le spectacle.

Juliette Weiss avec AFP