TOUT COMPRENDRE - Migrants à Calais: pourquoi les mises à l'abri de l'Etat sont critiquées

Des migrants évacués vers un centre d'hébergement à Calais. - BFMTV
Calais, Grande-Synthe, deux villes mais un même combat. Depuis le traumatisme de la "jungle de Calais" (démantelée en 2016), l'État a procédé à de nombreuses évacuations de campements de migrants pour empêcher la constitution d'un nouveau point de fixation en face de l'Angleterre, et donc limiter le nombre de tentatives de traversées de la Manche. Les derniers démantèlements ont eu lieu fin décembre et début janvier 2022. Selon son bilan annuel publié ce mercredi, la préfecture du Pas-de-Calais affirme avoir mis à l'abri 7000 migrants en 2021.
En théorie, chaque opération doit s'accompagner d'une proposition de "mise à l'abri" , une obligation légale (art L345-2-2 du code de l'action sociale et des familles) qui comporte de nombreuses subtilités.
Dans un communiqué publié mercredi, la préfecture du Pas-de-Calais se félicite d'avoir mis à l'abri 6950 personnes en 2021 et 15.379 personnes migrantes depuis 2017. Toutefois, dans son dernier rapport, l'observatoire des expulsions soulignait que "ce dispositif révèle un nombre insuffisant de places par rapport à la demande, et est inadapté aux besoins des personnes".
•Qu'est-ce qu'une mise à l'abri?
Les mises à l'abri peuvent prendre deux formes. Tous les jours, des associations mandatées par l'Etat comme AUDASSE à Calais et l'Afégi à Grande-Synthe effectuent des maraudes dans les camps pour proposer des mises à l'abri. En fonction de leur situation, les migrants sont invités à se rendre dans les différents centres d'hébergement de la région grâce à des bus à horaires fixes.
"Les maraudeurs informent les migrants sur la localisation, l’accessibilité en termes de transport, le type d’hébergement et les perspectives qui s’offrent à eux suite à la prise en charge en CAES", explique par exemple l'association La Vie Active sur son site internet.
Les mises à l'abri globales sont aussi organisées par les services de l'Etat dans le cadre des évacuations lorsque des campements deviennent trop gros, insalubres, ou présentent des troubles à l'ordre public.
Lorsque la mairie ou la préfecture souhaite démanteler un campement illégal comme celui qui était installé sur une friche industrielle à Grande-Synthe, elle prend un arrêté lié à la sécurité, l’hygiène ou à la salubrité publique.
•Pourquoi ces évacuations sont très controversées?
L'autorité publique met ensuite en place une opération de police de grande ampleur, avec un cordon de sécurité entourant le lieu de vie, et une mise à l'abri "basée sur le volontariat", selon la préfecture du Pas-de-Calais.
En réalité, les associations de terrain ont largement documenté le caractère forcé et brutal de ces mises à l'abri, "les personnes étant le plus souvent escortées par des forces de l’ordre", indique l'Observatoire des expulsions. Parfois, les migrants sont fouillés et emmenés de force dans les cars de CRS, de la gendarmerie ou de la police sans qu'on ne leur donne d'information sur leur destination. Par ailleurs, les journalistes ont régulièrement dénoncé être empêchés de pénétrer dans le périmètre de sécurité lors des évacuations, rendant leur travail de documentation particulièrement difficile.
Dans un jugement prononcé le 7 mars 2019, le tribunal administratif de Lille avait reconnu le caractère illégale d'une évacuation du camp de Puythouck: "la charte de fonctionnement des centres d’accueil et d’orientation, (...) indique que l’orientation vers ces centres d’accueil ne peut être proposée qu’avec le consentement exprès des migrants, selon des modalités bien précises, et sans contrainte. Or, en l’espèce, il ressort (...) que les mesures d’orientations ont été accomplies sans le consentement des personnes concernées." Il est aussi arrivé que des migrants soient matraqués lors d'un démantèlement de campement.
•Quels dispositifs d'hébergements pour accueillir les migrants?
Dans ce cas-là, des bus affrêtés pour l'opération emmènent directement les migrants vers un Centre d'accueil et d'orientation (CAO) ou un centre d'accueil et d'évaluation des situations (CAES), présents sur tout le territoire et qui peuvent servir de sas de décompression en l'attente d'une orientation vers un centre pour demandeur d'asile.
Seuls les demandeurs d'asile peuvent être orientés vers les Centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), qui offrent un toit pendant la durée de l'examen de la demande d'asile, ou un Hébergement d'urgence pour demandeurs d'asile (HUDA). La durée d'hébergement en CAES varie de 10 jours à deux mois, contre plus d'un an en moyenne (435 jours) pour les dispositifs pérennes, selon l'Office français de l'immigration et l'intégration (OFII).
C'est ce procédé de "mise à l'abri" toute relatif que dénonce Yann Manzi, fondateur de l'association d'aide aux migrants Utopia 56: "Quand une mise à l'abri est proposée, c'est provisoire et c'est remise à la rue derrière. C'est un jeu de ping-pong pour faire croire à l'opinion public que l'Etat fait son boulot. Si c'était vraiment le cas, il n'y aurait plus personne à la rue", explique-t-il à BFMTV.
•Pourquoi ces centres sont peu adaptés à la réalité locale?
Dans son communiqué début janvier, la préfecture du Pas-de-Calais affirmait pourtant que les Hauts-de-France disposaient en 2021 de 9779 places d'hébergement, soit une augmentation de quasiment 4000 places en deux ans.
Si la préfecture assure que seules 71% des places d'hébergement sont occupées, les CAES sont régulièrement saturés par la demande. D'une part parce que l'examen des situations et l'orientation mettent beaucoup de temps, d'autre part parce que la majorité des migrants présents sur littoral du Calaisis préfère rejoindre l'Angleterre plutôt que de demander l'asile en France, ce qui contribue à saturer le dispositif d'hébergement de niveau 1.
"On constate la forte présence de personnes ne souhaitant pas effectuer de démarches en France, ce qui ne permet pas de mener les réorientations vers des dispositifs en faveur des demandeurs d’asile", explique la préfecture des Hauts-de-France dans un rapport. Un constat partagé par Nancya Zeglil, bénévole à l'ONG Human Rights Observer: "Ces mises à l'abri ne prennent pas en compte le projet des personnes exilées".
•Comment l'État tente d'éloigner les migrants des côtes?
Pour remédier à la saturation des CAES, l'État n'hésite pas à "mettre à l'abri" dans les régions voisines où des places d'hébergement sont disponibles. Un procédé que dénoncent les associations: "À Calais, et à Grande-Synthe, l'objectif c'est d'éloigner [les migrants] au maximum de la frontière britannique", explique Nancya Zeglil, qui assiste régulièrement aux opérations d'expulsions à Calais. Selon elle, lors du démantèlement du camp de la friche industrielle à Grande-Synthe, "certaines personnes ont été déposées à Tours, Rouen". France Bleu rapporte que 21 migrants du camp sont arrivés en bus en Seine-Maritime.
Contactée, la préfecture du Pas-de-Calais explique de son côté que ce déplacement permet "d'empêcher, en proximité de ces lieux d’hébergements, la reconstitution de bases de vie, voire de camps, très rapidement insalubres et lieux de tous les trafics, et notamment ceux organisés par les réseaux de passeurs."
Interrogé sur BFMTV fin novembre, le directeur de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) admet lui-même cette volonté d'éloignement du littoral:
"Quand ils (les migrants) sont sur la côté, ils sont entre les mains des passeurs, c'est pour cela que des propositions d'hébergement sont faites loin de Calais. Malheureusement on peut regretter que seule une personne sur trois ou deux accepte (...) Pour une partie des personnes qui sont là, quoi que vous proposiez, elles veulent aller en Angleterre".
C'est ainsi que le sas d'hébergement de nuit ouvert en grande pompe par le directeur de l'OFII, Didier Leschi, début novembre à Calais dans la rue des Huttes, a fermés ses portes... deux semaines plus tard. En effet, le SAS n'avait pas vocation à devenir un dispositif pérenne- et donc un point de fixation -, mais plutôt à gagner du temps le temps que des places se libèrent dans les CAES de la région.
•Pourquoi les associations d'aide aux migrants s'indignent?
Plus globalement, les mises à l'abri vantées par l'Etat sont rares, rapportées aux opérations d'expulsion de migrants dans le littoral. Chaque jour des policiers procèdent à des expulsions en flagrance sur la base du "délit d’installation, en réunion, sur un terrain appartenant à autrui et sans son autorisation" (article 322-4-1 du code pénal).
Comme le rappelle l'Observatoire des expulsions, à Calais et Grande-Synthe, "94% des expulsions n’ont ainsi fait l’objet d’aucune proposition d’hébergement ou de relogement" en 2020.
Lors de ces expulsions, les affaires des migrants sont confisquées et leurs tentes détruites. Début octobre, l'ONG Human Rights watch avait dénoncé dans son rapport annuel "des expulsions de masse périodiques" avec "des opérations routinières" qui poussent les exilés à se déplacer continuellement, "pendant que les agents confisquent les tentes qu'ils n'ont pu emporter avec eux - les tailladant souvent pour qu'elles ne soient plus utilisables". Deux militants et le père Philippe Demeestère avaient d'ailleurs mené une grève de la faim pour réclamer la fin de la destruction des effets personnels des personnes exilées, sans que l'État n'accède à leurs revendications.