"Un pays en ruine": entre l'héritage d'Assad et les sanctions, la Syrie peut-elle redresser son économie?

Une nouvelle page dans l'histoire de la Syrie. Après 13 ans d’une guerre civile qui aura fait plus de 600.000 morts, le dernier des printemps arabes a connu sa conclusion avec la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024. Tout au long du conflit, les opinions publiques internationales se sont surtout penchées sur les aspects politiques et sécuritaires de la Syrie, mais qu’en est-il du point de vue économique?
"Il y a eu plus d’une décennie de guerre civile, aujourd’hui la Syrie est un pays en ruine", souligne David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Iris et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.
Ahmed al-Charaa, président par intérim de la Syrie depuis le 29 janvier, s'est employé à rétablir l'ordre et la stabilité après le chaos de la chute d'Assad. Mais un immense défi économique attend le nouveau gouvernement.
Un essor économique stoppé par la révolution
Pourtant la Syrie a longtemps été portée par une forte dynamique économique. Avant la guerre civile en 2011, la Syrie sortait d’une période de grandes mutations. Le pays était un allié du bloc de l’Est jusqu’à la fin du XXe siècle, ce qui a marqué l’économie locale: sous la direction d’Hafez al-Assad, l’appareil d'État contrôlait les secteurs clés.
La fin de la guerre froide et l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad ont alors favorisé une libéralisation et une diversification de l’économie. Les décennies 1990 et 2000 sont marquées par l'Infitâh ("ouverture économique") syrienne, une période durant laquelle le pays développe de larges infrastructures comme les barrages de Tichrine et d’Al-Baath; les secteurs du textile, du BTP et de la métallurgie décollent et où Bachar al-Assad commence à miser sur le tourisme et l’immobilier de luxe.
Ces choix permettent à la république arabe syrienne de bénéficier d'une croissance oscillant entre 6 et 12% de 1991 à 1998. En parallèle, le pétrole et le gaz s'imposent comme des piliers de l’économie. Durant la décennie 90, la Syrie ne se contente plus de prélever la dîme sur le pétrole irakien qui traverse son territoire, elle exploite abondamment les réserves de gaz et pétrole de son sous-sol. En 2010, à la veille de la révolution, la Syrie produit 61.200 m3 de pétrole par jour et 7,8 millions de m3 de gaz par an. L’or noir constitue à ce moment-là 22% des revenus de l’État.
Malgré ces transformations de fond de l'économie, l'insertion des jeunes sur le marché du travail dans les années 2000 est restée insuffisante. En 2002, sur les 26% de personnes sans emploi, 77% étaient des jeunes adultes. Un véritable moteur de la colère syrienne, qui poussera la jeunesse à se mobiliser en février 2011.
Les sanctions pénalisent encore lourdement le pays
Mais cette révolution a coûté cher au peuple. En 13 ans, la moitié de la population syrienne a été déplacée par la guerre tandis que le programme alimentaire mondial évalue à 12 millions le nombre de Syriens en proie à l’insécurité alimentaire. De son côté, la Croix Rouge estime qu’entre 2011 et 2021, les ressources en eau potable ont diminué de 40%. "Au niveau énergétique, les Syriens disposent rarement de plus de deux ou trois heures d’électricité par jour, même si la situation peut différer selon les régions", ajoute David Rigoulet-Roze, car la majorité des infrastructures énergétiques ont été endommagées par la guerre.
“Pour Ahmed al-Charaa, la problématique de l’amélioration des conditions de vie de la population constitue un véritable défi car il sait qu’il sera en grande partie jugé sur ce sujet. C’est d’ailleurs la raison qui le pousse à réclamer de manière récurrente la levée des sanctions frappant toujours le pays", affirme-t-il.
Car les sanctions représentent l’une des pierres d'achoppement de la situation syrienne: en-dehors des aides d’urgences, liées à l’aide humanitaire, au transport et à l’énergie, la plupart des secteurs sont encore lourdement pénalisés. Elles concernaient le régime de Bachar al-Assad, mais leur levée n’est pas immédiate. La communauté internationale reste prudente vis-à-vis des nouveaux maîtres de Damas.
David Rigoulet-Roze confirme que "pour les Occidentaux en général, la levée des sanctions est très largement conditionnée aux modalités de la transition qui est censée être inclusive et respectueuse de la mosaïque ethno-confessionnelle syrienne. C’est-à-dire que cette levée des sanctions a vocation à être mise en œuvre progressivement en fonction de progrès avérés en la matière". Donc pas de levée globale sans inclusion des minorités kurdes, druzes ou alaouites.
Turquie et Qatar proposent leur aide
Plusieurs acteurs régionaux ont tendu la main au nouveau régime, avec des priorités différentes. La Turquie s’est déjà proposée pour reconstruire les routes et les chemins de fer du pays. Il ne s’agit pas pour autant d’une philanthropie désintéressée: la stabilisation de la Syrie lui permettrait d’y réinstaller les millions de Syriens qu’elle a absorbés depuis 2011 et la reconstruction d’un pays aujourd’hui en ruine est une aubaine pour les entreprises turques du BTP.
Il faut également ajouter qu’une Syrie stable qui réintègre à ses institutions et à son tissu économique les éléments du Rojava (le Kurdistan syrien) affaiblit les projets d’autonomie d’un territoire kurde aux portes de la Turquie, ce qui arrange Ankara.
De son côté, le Qatar a promis de financer l’augmentation de salaire de 400% des fonctionnaires. Mais c’est bien l’Arabie saoudite qui occupe toute l’attention: sans elle, il sera très dur de financer un plan de reconstruction de la Syrie. C’est dans cette optique qu’Ahmed al-Charaa est allé à Riyad pour son premier voyage diplomatique. L’aide des Saoudiens ne sera pas non plus gratuite: le Royaume conditionne son aide contre la fin du trafic de captagon qui sévit toujours en Syrie.
Le captagon, enjeu majeur pour le nouveau régime
Sous l’ère Assad, la production de cette drogue de synthèse était vitale pour l’État syrien: selon la Banque Mondiale, la molécule rapportait 5,6 milliards d’euros chaque année, tout en contournant les sanctions. Les jeunes Saoudiens sont parmi les premiers consommateurs de captagon, une menace significative pour Mohammed Ben Salmane et son projet Vision 2030, d’où l’insistance de Riyad sur la narcoéconomie levantine.

"Lors du premier grand discours effectué le 8 décembre 2024 à la grande mosquée de Damas par Ahmed al-Charaa, ce dernier saluait une 'victoire historique' ayant permis de 'purifier' le pays. Il s’agissait aussi d’un message destiné à l'Arabie saoudite", souligne David Rigoulet-Roze.
Avec la chute de l’ancien régime, le trafic est aujourd’hui désorganisé, mais il existe toujours. Reste à savoir si les nouvelles autorités arriveront à le faire cesser. À ce moment-là, l’économie syrienne pourra redémarrer, mais le développement de secteurs comme celui des hydrocarbures ou du tourisme reste lointain. "Le but des Syriens est désormais de passer d’une économie de subsistance à un redémarrage économique, mais on est encore loin d’une économie productive au sens classique du terme", comme le conclut le chercheur associé à l'Iris.