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"Le gouvernement a perdu le contrôle des finances publiques": comment le Royaume-Uni a glissé dans une "situation intenable" (au point d'évoquer la retraite à 74 ans)

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Des comptes publics qui virent au rouge, des marchés inquiets d'éventuelles hausses d'impôts, des députés travaillistes prêts à se rebeller contre des baisses massives de dépenses... Le gouvernement britannique est sous pression à quelques mois de la présentation de son Budget prévue à l'automne.

Il n'y a pas qu'en France que le gouvernement joue gros sur l'épreuve du budget. De l'autre côté de la Manche, le Premier ministre Keir Starmer et sa ministre des Finances Rachel Reeves marchent eux aussi sur des oeufs, à quelques mois de la présentation très attendue de leur projet de redressement des finances publiques du Royaume-Uni.

La pression qui pèse sur leurs épaules est telle que des rumeurs enflent déjà depuis plusieurs semaines sur un possible départ de la Chancelière de l'Échiquier du gouvernement travailliste. Car le précédent Budget, malgré des hausses d'impôts inédites, n'a pas permis d'assainir les comptes.

Au contraire, le Royaume-Uni a dû emprunter plus que prévu en juin: 20,7 milliards de livres sterling, soit 4 milliards de plus qu'attendu et une augmentation de 6,6 milliards par rapport à juin 2024. Il s'agit par ailleurs du deuxième montant le plus élevé pour un mois de juin, derrière juin 2020, marqué par la pandémie.

Certes, cette augmentation de l'emprunt public est en partie liée à des paiements d'intérêts plus importants en raison d'un rebond de l'inflation outre-Manche (3,4% en mai), une part des obligations britanniques, les "gilts", étant indexées sur l'évolution des prix. Mais l'Office national des statistiques (ONS) évoque aussi d'autres raisons comme les hausses de salaires accordées aux agents publics ou l'envolée des dépenses de retraite.

"On ne peut pas exclure un second 'moment Liz Truss'"

"Dépasser les attentes en matière d'emprunt devient la norme, et le fait que l'emprunt s'envole par rapport à l'an dernier peut être vu comme le signe que le gouvernement a perdu le contrôle des finances publiques du Royaume-Uni", a observé auprès d'Alliance News Kathleen Brooks, analyste chez XTB. Dans la foulée de la publication de cet indicateur, le rendement des gilts à 10 ans est brièvement remonté pour atteindre 4,645%. Signe d'une certaine tension des marchés.

Au point de faire subir au gouvernement travailliste le même sort que celui réservé à Liz Truss lors de la présentation de son budget à l'automne? En 2022, l'ancienne Première ministre avait été contrainte à la démission après avoir dévoilé un ambitieux "mini-budget" sanctionné par des marchés pris de panique. À l'époque, les taux britanniques avaient flambé, obligeant la Banque d'Angleterre à intervenir.

"On ne peut pas exclure un second 'moment Liz Truss'. (...) Le contexte est propice", juge auprès de BFM Business Christopher Dembik, conseiller en stratégie d'investissement chez Pictet AM. Pour lui, la situation du Royaume-Uni est "inquiétante" car "ils ont une envolée des dépenses publiques qui pose problème" et le pays "fait partie des pays développés où la charge de la dette est la plus importante".

Des finances publiques sur une voie "insoutenable"

L'Office for Budget Responsibility (OBR), organisme indépendant chargé de fournir des analyses sur les finances publiques britanniques, souligne lui-même que le Royaume-Uni a "la sixième dette la plus élevée, le cinquième déficit (4,5% du PIB) le plus élevé et les troisièmes coûts d'emprunts les plus élevés parmi les 36 économies avancées". Les finances publiques suivent une voie "insoutenable", a également mis en garde le président de l'organisme Richard Hughes, alors que la dette pourrait atteindre 270% du PIB à horizon 2070 si aucune action d'envergure n'est entreprise pour freiner le dérapage.

"Les finances publiques britanniques sont dans une situation intenable à long terme. Le Royaume-Uni ne peut pas se permettre de tenir les nombreuses promesses qu'il a faites à la population", a-t-il ajouté, avant de s'en prendre à l'assouplissement des règles d'emprunts décidé par Rachel Reeves lors du dernier Budget pour financer de lourds investissements. Des règles "parmi les plus laxistes que nous ayons jamais eues".

Comparée à celle de la France, la situation des finances publiques outre-Manche semble pourtant moins préoccupante. En 2024, la dépense publique représentait 44,4% du PIB chez nos voisins et la dette un peu moins de 100% de la richesse nationale, contre respectivement 57,2% et 114% dans l'Hexagone. Mais "il n'y a pas une banque centrale qui intervient massivement sur le marché obligataire" au Royaume-Uni, contrairement à la Banque centrale européenne (BCE), rapelle Christopher Dembik.

"La Banque d'Angleterre n'a jamais eu cette stratégie. Ce n'est pas dans son logiciel. Elle se concentre sur sa mission première, la maîtrise de l'inflation. (...) La BCE a une conception visant à créer un coussin de sécurité qui nécessite une intervention sur le long terme, tandis que la Banque d'Angleterre a une approche différente, qui est plutôt d'éteindre rapidement l'incendie en cas de crise", ajoute l'économiste.

Dit autrement, la France peut s'autoriser davantage de largesses budgétaires que le Royaume-Uni grâce à l'action de la BCE. Et les investisseurs en ont bien conscience.

Caroline Loyer : Rachel Reeves fait tanguer l'obligataire - 03/07
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Vers un relèvement de l'âge de la retraite

Depuis la Chambre des Communes cette semaine, Keir Starmer a sans doute voulu faire passer un message aux marchés en confirmant que, plus que des hausses d'impôts, son Budget devra mettre "l'accent" sur "la création de davantage de richesses et garantir une économie en croissance et prospère". "Cela a été le plus grand échec des 14 dernières années (de règne conservateur): nous n'avons pas eu une économie avec une croissance significative", a déclaré le Premier ministre, alors que la croissance britannique devrait rester morne cette année, à 1% selon l'OBR.

De son côté, Rachel Reeves n'a pas exclu d'accroître la fiscalité sur les plus grandes fortunes, mais Pat McFadden, autre membre du gouvernement, a assuré que l'exécutif respecterait sa promesse de ne pas augmenter l'impôt sur le revenu, la TVA ou encore les cotisations des salariés.

Autre point susceptible d'apaiser les investisseurs: l'accélération envisagée par Rachel Reeves du relèvement de l'âge de départ en retraite (actuellement de 66 ans et qui doit déjà devrait atteindre 67 ans d’ici 2028), alors que le coût des pensions prises en charge par l'État est passé de 2% du PIB au milieu du XXe siècle à 5% aujourd'hui et doit s'élever à plus de 7% en 2070.

En cause, le vieillissement de la population et le "triple verrou" qui assure une revalorisation des pensions tous les ans à hauteur du taux le plus élevé entre l'inflation, le niveau d'augmentation des salaires ou 2,5%. Selon l'OBR, ce mécanisme, que certains souhaitent supprimer, a déjà coûté trois fois plus cher que ce qui était prévu. L'organisme l'estime insoutenable à long terme, d'autant que certaines études affirment que son maintien nécessitera de porter l'âge de départ à 74 ans en 2065 pour maintenir le niveau de vie actuel des retraités.

Fronde au sein du Parti travailliste

Mais les mots du gouvernement Starmer ne suffiront pas. C'est bien le contenu du Budget qui fera office de juge de paix.

"Le problème du gouvernement est simple: soit il augmente la fiscalité, ce qui est mal perçue par les investisseurs, soit il baisse la dépense et il y aura une contestation au sein du Parti travailliste parce qu'une partie s'y opposera", résume Christopher Dembik.

Ce qui est sûr à ce stade, c'est que l'envolée des emprunts nourrit déjà les spéculations sur des hausses d'impôts, les analystes estimant que le gouvernement devra trouver 15 à 25 milliards supplémentaires pour assurer le respect de ses deux règles d'équilibre budgétaires à horizon 2029. L'une d'elles prévoit que les dépenses courantes doivent être financées par les recettes courantes, l'autre fixe pour objectif de réduire la dette du secteur public rapportée au PIB.

Pour y parvenir, Christopher Dembik ne croit pas beaucoup à l'annonce de hausses d'impôts massives dans le prochain Budget: "Je ne pense pas que le gouvernement britannique ait beaucoup de marge de manoeuvre pour augmenter la fiscalité".

L'économiste prévilégie le scénario "de baisses de dépenses" qui pourrait provoquer "une révolte au sein du Parti travailliste", avec le risque d'une censure du Premier ministre" et la convocation d'éventuelles nouvelles élections.

Keir Starmer se heurte en effet à une fronde au sein de son propre parti. Sa ministre Rachel Reeves a déjà été contrainte de renoncer à 6,25 milliards de livres de coupes budgétaires pour ne pas fracturer la majorité travailliste.

Ces derniers jours, elle a dû faire marche arrière sur son projet de loi visant à couper dans les allocations aux personnes handicapées, constatant que près d'un tiers des députés travaillistes s'y opposaient. Keir Starmer a aussi annoncé récemment l'abandon de son projet de supprimer l'aide universelle au chauffage pour les retraités. De quoi contenir la rebellion, au moins pour le moment.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco