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Du blé et des graines de lin contre des voitures et de l'électroménager: pour contourner les sanctions occidentales, les entreprises russes ont recours au troc

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En 2024, le ministère russe de l'Économie a publié un "Guide des transactions de troc avec l'étranger" de 14 pages, conseillant les entreprises sur la manière d'utiliser cette méthode pour contourner les sanctions.

Pour la première fois depuis l'ère post-soviétique des années 1990, le troc est redevenu un instrument à la mode du commerce extérieur de la Russie, les entreprises cherchant à contourner les sanctions occidentales en échangeant du blé contre des voitures chinoises ou des graines de lin contre des matériaux de construction.

Le retour du troc montre à quel point la guerre en Ukraine a bouleversé les relations commerciales du plus grand producteur mondial de matières premières, en même temps qu'elle l'a poussé à se rapprocher de la Chine et de l'Inde après trois décennies d'intégration progressive dans le système économique occidental.

Les États-Unis, l'Union européenne et leurs alliés ont imposé plus de 25.000 sanctions différentes à la Russie depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et davantage encore l'invasion à grande échelle de l'Ukraine en 2022. Ces sanctions n'ont pas provoqué l'effondrement économique attendu, la production ayant été boostée pendant deux ans par l'économie de guerre tandis que le président Vladimir Poutine a donné pour instructions à tous les acteurs de l'économie russe de contourner les sanctions par tous les moyens possibles. La situation économique s'est cependant dégradée et la banque centrale russe considère désormais que le pays, déjà soumis à une forte inflation, est entrée en récession.

Un "Guide des transactions de troc avec l'étranger"

Certaines sanctions - en particulier la déconnexion des banques russes du système de paiement SWIFT en 2022 et les avertissements lancés par Washington aux banques chinoises l'année dernière - ont alimenté les craintes de sanctions secondaires.

"Les banques chinoises craignent d'être placées sur des listes de sanctions et n'acceptent donc plus d'argent en provenance de Russie", a déclaré une source du marché des paiements.

Ces craintes semblent être à l'origine de l'émergence des transactions de troc, qui sont beaucoup plus difficiles à tracer. En 2024, le ministère russe de l'Économie a publié un "Guide des transactions de troc avec l'étranger" de 14 pages, conseillant les entreprises sur la manière d'utiliser cette méthode pour contourner les sanctions. Il a même proposé la création d'une plateforme commerciale qui fonctionnerait comme une bourse de troc. "Les opérations de troc permettent d'échanger des biens et des services avec des entreprises étrangères sans qu'il soit nécessaire d'effectuer des transactions internationales", indique le document du ministère.

"Symptôme de la dédollarisation"

Jusqu'à récemment, il y avait peu de preuves de l'intérêt commercial de ces transactions. Toutefois, le mois dernier, Reuters a rapporté que la société chinoise Hainan Longpan Oilfield Technology cherchait à échanger de l'acier et des alliages d'aluminium contre des moteurs marins. L'entreprise n'a pas répondu aux demandes de commentaires.

Pour cet article, Reuters a pu identifier huit transactions de troc qui n'avaient pas été rendues publiques jusqu'à présent, sur la base de sources commerciales, de déclarations des services douaniers et de déclarations d'entreprises. Il n'a pas été possible de déterminer la valeur ou le volume global du troc dans l'économie russe en raison de l'opacité des transactions, mais trois sources commerciales ont déclaré que cette pratique était de plus en plus fréquente.

"L'essor du troc est un symptôme de la dédollarisation, de la pression des sanctions et des problèmes de liquidité avec les partenaires", a déclaré Maxim Spasski, secrétaire du conseil général de l'Union russo-asiatique des industriels et des entrepreneurs.

L'une des sources commerciales - qui s'est exprimée sous le sceau de l'anonymat - a déclaré que le système permettait de contourner les sanctions qui empêchent les banques russes d'effectuer des transactions en dollars et en euros.

Un écart entre les données du commerce extérieur de la banque centrale et celles des des douanes

Selon trois analystes, il est possible de se faire une idée de l'ampleur du troc en mesurant la différence croissante entre les statistiques du commerce extérieur de la banque centrale et les données du service des douanes, qui ont atteint 7 milliards de dollars (5,95 milliards d'euros) au cours du premier semestre de cette année. Le service des douanes russe a confirmé que le troc était pratiqué avec différents pays "pour un large éventail de marchandises", mais ajouté que le nombre de transactions de troc était insignifiant par rapport à l'ensemble des contrats de commerce extérieur.

L'excédent du commerce extérieur de la Russie entre janvier et juillet a diminué de 14% par rapport à l'année précédente, pour atteindre 77,2 milliards de dollars, selon les données publiées par le service fédéral des douanes. Au cours de cette période, les exportations ont diminué de 11,5 milliards de dollars à 232,6 milliards de dollars, tandis que les importations ont augmenté de 1,2 milliard de dollars pour atteindre 155,4 milliards de dollars. Le gouvernement et la banque centrale ont refusé de discuter du troc, se contentant de dire qu'il n'y avait pas de données disponibles sur ces transactions. Une source proche du gouvernement a déclaré que la divergence des données pourrait être due à des différences de méthodologie.

Des transactions avec la Chine et le Pakistan

Dans une transaction identifiée à partir de deux sources commerciales, des voitures chinoises ont été échangées contre du blé russe. Selon l'une des sources, les partenaires chinois de la transaction ont demandé à leurs homologues russes de payer en céréales. Reuters n'a pas pu déterminer les volumes échangés, ni le mécanisme par lequel les négociants ont décidé de la valeur des céréales ou des voitures.

Dans deux autres transactions, des graines de lin ont été échangées contre des appareils électroménagers et des matériaux de construction en provenance de Chine. Selon des analystes, la valeur d'une de ces transactions, enregistrée dans un relevé de
2024 par le service des douanes de la région de l'Oural, était estimée à environ 100.000 dollars. La Chine est un important importateur de graines de lin russes, utilisées dans les processus industriels et comme produit nutritionnel.

Dans d'autres transactions, des métaux ont été livrés à la Chine en échange de machines, des services chinois ont été échangés contre des matières premières et un importateur russe a acheté de l'aluminium pour payer une société chinoise. Une transaction de troc a eu lieu avec le Pakistan.

"Agents de paiement" ou crypto-monnaies sont d'autres options

Certaines transactions de troc ont permis l'importation de marchandises occidentales en Russie malgré les sanctions, ont déclaré deux sources ayant connaissance de ces transactions, sans donner de détails sur les marchandises concernées. Le troc n'est pas le seul moyen de contourner les sanctions occidentales. Certains commerçants ont fait appel à des "agents de paiement" qui, moyennant une commission, facilitent les paiements par le biais de différents systèmes, mais ces transactions peuvent être risquées.

D'autres, notamment les petites entreprises, utilisent des crypto-monnaies indexées sur le dollar américain, paient en liquide ou encore multiplient les comptes dans différentes banques, dit Sergueï Poutiatinski, vice-président chargé des opérations et des technologies de l'information chez BCS, l'une des principales sociétés financières russes.

"Il n'y a pas encore de réponse technologique toute faite. L'économie survit et les entreprises utilisent simultanément 10 à 15 méthodes de paiement différentes", explique-t-il.
TT avec Reuters