Pourquoi le grand retour annoncé des trains de nuit n'aura sans doute pas lieu
Fin mai, le ministre délégué aux Transports Clément Beaune annonçait fièrement la création de plusieurs nouvelles dessertes par les trains Intercités de nuit reliant le sud-ouest de la France et Paris, ainsi qu’une modification de certaines liaisons. Et ainsi renforcer l'offre actuelle qui compte 7 liaisons nocturnes à partir de deux lignes principales (plus un Paris-Vienne avec l'autrichien ÖBB).
De quoi mettre en avant la stratégie du gouvernement en la matière: la relance des trains de nuit en 2021 se poursuit pour répondre à une demande forte pour le ferroviaire en général et pour ce type de déplacement nocturne et peu onéreux en particulier.
Selon la SNCF, 700.000 personnes ont pris un train de nuit en 2022 contre 350.000 un an plus tôt.

"Deux ans que le train de nuit Paris-Nice est de retour! Cette ligne de train de nuit a été relancée le 21 mai 2021 par le Gouvernement. Le train de nuit connaît un fort engouement car à la fois écologique, économique et pratique. Mais le train de nuit, c'est aussi le charme d'un voyage dépaysant et de l'exploration", s'enthousiasme ainsi le ministre.
Une offre qui fait pâle figure
Pour autant, l'offre française en la matière fait bien pâle figure par rapport aux propositions de nos voisins comme l'Autriche ou la Suisse, que ce soit au niveau du nombre de lignes, du trafic, ou même du matériel roulant proposé, bien plus moderne et confortable que les Corail des années 1980 radiés puis rafraîchis et mis sur les rails pour assurer une partie de ces liaisons de nuit.
Tout n'est pas comparable car ces pays, plus petits en taille, ont une approche avant-tout transfrontalière pour leurs trains de nuit contre une offre résolument nationale pour la SNCF. Mais quand bien même.
Alors que le train profite d'un engouement sans précédent, notamment auprès des plus jeunes dans une optique de report modal, les critiques fusent contre la SNCF accusée au mieux d'être timorée, au pire de ne rien faire pour développer cette offre et de ne pas y croire. C'est en partie vrai, mais pas seulement.
Une rentabilité fantôme, un succès relatif
Hier comme aujourd'hui, la rentabilité et le modèle économique des trains de nuit restent complexes à trouver pour la SNCF. Selon nos informations, le constat est assez clair: un siège de TGV peut être vendu 4,5 fois par jour, une couchette seulement 1 fois par jour. Conclusion mathématique, un train de nuit est 4,5 fois moins rentable qu'un TGV. "C'est pas évident", souffle-t-on en haut lieu à la SNCF.
Le train de nuit, ce sont beaucoup de coûts fixes au niveau du matériel roulant avec des trains immobilisés le jour, cela rend donc les lignes déficitaires. Officiellement, la SNCF se dit enthousiaste pour les trains de nuit. En réalité, on estime en interne que c'est un "modèle économique impossible" et on se demande quel est l'intérêt de lancer un produit où "on perd de l'argent".
"Politiquement, la SNCF ne peut pas publiquement partager ce constat étant donné le buzz autour des trains de nuit mais elle est très sceptique tant le modèle est fragile", confirme un fin connaisseur du dossier.
D'autant plus que seule la liaison Paris-Nice fait le plein, et encore… Selon nos informations, l'opérateur observe avant tout un remplissage important pendant les vacances ou les week-end, au mieux 20 à 30 jours par an. 170.000 personnes ont utilisé cette ligne l'an passé.
L'État propose un cadre minimal
Au global, ce succès relatif est loin de pouvoir équilibrer le modèle. Comment le financer en dehors de ces périodes? Pourquoi alors s'être lancé dans cette aventure des trains de nuit?
La SNCF répond en fait à une commande de l'État dans le cadre des TET (trains d'équilibre du territoire) qui sont subventionnés par l'argent public à l'image des trains Intercités (à la différence des TGV qui eux ne sont pas subventionnés). En gros, l'Etat est le donneur d'ordre et le financeur. La SNCF, elle, s'exécute.
Si l'exécutif met en avant sa politique incitative pour ces trains de nuit, il propose en réalité un cadre de développement minimal.
Comme nous l'explique une source proche du dossier, c'est l'Etat qui fixe et verse l'enveloppe budgétaire (100 millions d'euros via le plan France Relance), le ou les lignes à rouvrir et le type de train qui circulera. La SNCF s'inscrit strictement dans ce cadre, ni plus, ni moins, sans dépenser le moindre euro.
Manque d'ambition pour les trains
Concrètement, le choix de tel axe ou l'utilisation de vieilles rames Corail à moderniser (au lieu de passer un appel d’offres pour du matériel neuf), ce sont les décisions du donneur d'ordre en tant qu'autorité organisatrice.
Des choix qui illustrent un certain manque d'ambition, tant pour les destinations que pour le matériel, même si, on le sait, le choix du matériel neuf est extrêmement coûteux et long: la demande très forte en Europe, ce qui crée des pénuries de voitures couchettes par exemple.
Le choix a été de rafraîchir rapidement des voitures radiées (pour Paris-Nice), et de rénover plus profondément d'autres rames (rehoussage des couchettes, installation du Wifi à bord, installations de prises de courant individuelle, éclairage LED appliqué à l’entrée des couloirs) pour les autres et futures liaisons. Ce programme de rénovation touche d'ailleurs à sa fin.
La SNCF ne cherche pas à aller plus loin
On pourrait alors se dire que la SNCF, toujours prête à vous faire préférer le train, fait pression sur son actionnaire unique pour développer l'offre ou changer les règles du jeu afin d'obtenir plus, et faire mieux.
En réalité, le transporteur se contente de ce cadre minimal. En clair, jamais la SNCF n'aurait investi seule dans les trains de nuit, sans subvention de l'État, le risque étant jugé trop élevé.
Le sentiment à la direction de la SNCF est de privilégier l'achat de TGV, mais si l'État y croit, pas de problème, c'est lui qui paye. Et selon nos informations, il n'y a pas lieu d'attendre un changement de stratégie de la part de l'État en la matière.
"La SNCF fait strictement ce qu'on lui demande. Elle rénove et bricole avec de l'ancien, c'est payé par l'État, elle n'a pas le choix. Du coup, l'expérience client n'est pas terrible", abonde un connaisseur du dossier.

Il faudra donc faire beaucoup avec peu de moyens. Près de 10 lignes de trains de nuit "pourraient voir le jour d’ici 2030", avance le gouvernement qui reconnaît qu'il faut "trouver un modèle économique viable sur le long terme".
Quel avenir pour les lignes de nuit?
À moyen-long terme, on peut en effet s'interroger sur la pérennité de ce cadre. Selon les experts, le salut peut passer par plus de fréquences, une (bien) meilleure expérience client et/ou une diversification des classes à bord. Mais en tout état de cause, il faudra un financement durable et coûteux. L'Europe pourrait mettre la main à la poche.
L'arrivée d'acteurs privés dans le cadre de l'ouverture à la concurrence, avec une offre de rupture comme Midnight Train pourrait changer la donne. Mais l'accès au marché est contraint par certains impératifs, notamment les nombreux travaux de nuit sur le réseau qui réduisent mécaniquement les possibilités de circulation pour les trains. Et les prix élevés des péages. Pas sûr que beaucoup d'acteurs privés se lancent dans cette aventure.
La question est donc de savoir jusqu'à quand l'État prendra en charge les pertes d'exploitation de ces lignes. Pour autant, revenir en arrière serait politiquement très délicat pour l'État en termes d'aménagement du territoire, d'image et de transition écologique.