Sanctions contre la Russie: l'UE importe-t-elle du pétrole russe lorsqu'elle en achète à l'Inde?

Et si le pétrole brut russe était toujours présent dans les station-essence françaises et européennes? Michel-Edouard Leclerc, président du comité stratégique des magasins E. Leclerc, a remis une pièce dans la machine au micro de RTL il y a quelques semaines: "Il faut aller l'acheter à des traders qui vont peut-être nous refiler du gazole indien. Il faut encore vérifier que ce ne soit pas du gazole russe par l'intermédiaire de l'Inde." Le 5 décembre dernier, l'Union européenne instaurait un embargo sur le pétrole brut russe transporté par voie maritime. Deux mois plus tard jour pour jour, les Etats membres s'apprêtent à faire de même pour les produits pétroliers russes comme le gazole à compter de ce dimanche.
Ce nouveau volet de la série de sanctions prises à l'encontre de la Russie après l'invasion de l'Ukraine interroge cependant alors que le pays de Vladimir Poutine a trouvé de nouveaux relais de croissance. De nouveaux relais qui deviennent même des intermédiaires pour exporter les hydrocarbures vers des pays qui appliquent les sanctions.
Le brut russe est vendu au rabais à l'Inde
Parmi ces pays, on trouve notamment l'Inde comme le laisse penser Michel-Edouard Leclerc. Et pour cause, "l'Inde est déjà le pays qui a le plus augmenté ses achats en provenance de Russie, car le pays n'importait pratiquement pas de pétrole ou d'autres combustibles fossiles de Russie avant que le pays n'envahisse l'Ukraine", rappelle Lauri Myllivirta, analyste du Centre for research on energy and clean Air (CREA).
De son côté, le conseiller du centre énergie de l'Institut français des relations internationales (Ifri) Olivier Appert évoque une multiplication par dix des exportations de pétrole russe vers l'Inde. Les importations en provenance de Russie représentent désormais environ un quart de la consommation totale de pétrole de la péninsule indienne. En 2021, la plus grande source d'importation de pétrole en Inde était l'Irak avec une part de 24% et il semble donc probable que la Russie soit devenue le plus grand fournisseur de l'Inde.
"Les gens se demandaient où pouvait aller tout le brut de l'Oural russe si l'Europe n'achetait pas. Lorsque l'Inde a pris 1,2 million de barils par jour en décembre, ils ont dit que l'Inde ne pouvait sûrement pas faire plus. Et en janvier, c'est 1,7 million de baril par jour", expliquait Viktor Katona, analyste du brut chez Kepler, il y a quelques semaines pour le Telegraph indien.
Cette hausse exponentielle des importations indiennes de brut russe s'explique évidemment par les prix qu'est contrainte de pratiquer la Russie pour continuer de vendre sa production. "Avant même les sanctions européennes, le pétrole de l'Oural avait une décote de 30% car les opérateurs et les traders s'inquiétaient déjà des sanctions", indique Olivier Appert.
D'après le Telegraph, l'Inde bénéficierait d'une réduction d'environ 10 dollars par baril sur le marché. Face à la pression d'une partie des pays occidentaux, le géant asiatique qui compte plus de 1,4 milliard d'habitants argue que ce pétrole brut est indispensable pour répondre à la forte demande nationale. "L'Inde a une production pétrolière faible, autour de 40 millions de tonnes par an alors que sa consommation est de 220 millions de tonnes annuelles: elle est structurellement importatrice", confirme Olivier Appert.
L'Inde n'est pas un partenaire privilégié de l'Europe pour le pétrole
Toutefois, une partie de ces importations de brut russe sur le sol indien est exportée après avoir été raffinée sur place. "On sait reconnaître l'ADN d'un pétrole brut mais une fois raffiné, il est banalisé et il devient difficile voire impossible d'en déterminer l'origine", explique Olivier Gantois, directeur de l'UFIP EM (Union française des industries pétrolières Energies et Mobilités).
Lauri Myllivirta est catégorique: "Oui, des produits pétroliers sont expédiés depuis les raffineries indiennes qui reçoivent du pétrole brut russe vers l'UE, les États-Unis et l'Australie, entre autres."
Selon Olivier Appert, le phénomène reste en revanche à modérer. D'une part car la capacité de raffinage indienne est relativement réduite, de 5 millions de barils par jour soit deux fois moins que la Chine et trois fois moins que les Etats-Unis. D'autre part, l'Inde aurait tendance à privilégier l'Asie du sud-est pour exporter ses produits pétroliers plutôt que des zones géographiques lointaines comme l'Europe qui compte davantage sur le Moyen-Orient voire les Etats-Unis en ce qui concerne le gazole. Olivier Appert cite l'exemple de TotalEnergies qui aurait bien plus intérêt à acheter des produits à sa raffinerie en Arabie saoudite, le pays étant structurellement exportateur et plus proche.
"Entre janvier et septembre 2022, sur les 16 millions de tonnes de produits pétroliers importés par la France, l'Inde pesait 300.000 tonnes, soit 2%", indique Olivier Gantois.
Les Etats-Unis, un second intermédiaire de taille?
Mais la voie indienne est-elle le seul intermédiaire par lequel le pétrole brut russe pourrait parvenir sous forme "dissimulée" en France et dans les autres pays de l'Union européenne (à l'exception de la Bulgarie qui bénéficie d'une dérogation pour acheter des cargaisons de brut russe par bateau)? Après avoir rapidement instauré un embargo sur le pétrole russe, les Etats-Unis doivent reconstituer leurs réserves stratégiques qui ont été vidées également pour limiter la propagation de la hausse des prix de l'OPEP aux pompes à essences américaines. Sauf qu'en rompant cette relation commerciale avec la Russie, le pays de Joe Biden s'est privé d'un produit raffiné qu'il importe traditionnellement en masse: le gazole sous vide (VGO).
Pour remplacer cette source d'approvisionnement, les Etats-Unis se tournent désormais vers les raffineries indiennes comme Reliance Energy ou Nayara Energie qui se fournissent massivement en brut auprès de la Russie. Selon le Telegraph indien, quand Reliance Energy achète environ 600.000 barils de brut par jour à la Russie, les Etats-Unis achète 200.000 barils de produits finis par jour, principalement du VGO à Reliance. "Si vous avez une raffinerie sophistiquée, vous pouvez décomposer le VGO en hydrocarbures plus complexes. C'est un semi-produit qui est idéal pour produire des carburants de transport. Il est remarquablement bon pour les carburants de transport, en particulier pour le diesel", expliquait Viktor Katona au quotidien. Diesel dont est particulièrement demandeur l'Europe et notamment la France.
Des sanctions à affiner pour les rendre vraiment efficaces
Ce phénomène de vase communicant et de réorganisation des circuits de l'or noir à l'échelle mondiale interroge sur l'efficacité des sanctions entreprises contre la Russie. "Nos recherches montrent que le plafonnement des prix du pétrole et l'embargo de l'UE sur le brut russe coûtent à la Russie 160 millions d'euros par jour, indique Lauri Myllivirta. Les recettes de la Russie provenant des exportations de combustibles fossiles ont chuté de 17 % en décembre 2022, pour atteindre le niveau le plus bas depuis le début de l'invasion de l'Ukraine."
"La Russie continue cependant à gagner environ 640 millions d'euros par jour en exportant des combustibles fossiles, ce qui illustre la nécessité d'abaisser les plafonds des prix du pétrole et d'introduire des sanctions supplémentaires, ainsi que de rendre l'application plus robuste", poursuit ce spécialiste.
L'analyste du CREA finlandais déplore le manque de ressources pour s'assurer de l'application des sanctions qui est déléguée au niveau nationale. Il plaide pour un renforcement des pénalités en cas de violation des sanctions: "Par exemple, à l'origine, l'idée était que les pétroliers ne respectant pas le plafonnement des prix soient exclus à perpétuité des services financiers et d'assurance occidentaux, ce qui aurait constitué une pénalité substantielle. Mais l'exclusion a été ramenée à trois mois, ce qui est presque insignifiant ; cette mesure devrait être renforcée."
Un plafond européen "très timide" sur les produits pétroliers russes
Lauri Myllivirta pointe également du doigt le niveau "très timide" du plafond sur les produits pétroliers russes que propose la Commission européenne: 100 dollars par baril. "Dans notre rapport sur les incidences de l'interdiction du pétrole brut, nous avons prévu que le plafonnement des prix des produits pétroliers réduirait les revenus de la Russie de 25 millions d'euros par jour, et l'interdiction par l'UE des produits pétroliers russes raffinés de 72 millions d'euros par jour, détaille-t-il. Toutefois, ces prévisions reposaient sur l'hypothèse d'un plafond de 65 dollars par baril pour les produits pétroliers qui se négocient à un prix supérieur à celui du pétrole brut (surtout le diesel), sur la base d'un plafond de 60 dollars pour le pétrole brut et de coûts de raffinage en Russie inférieurs à 5 dollars par baril."
L'analyste estime qu'à terme, les sanctions auront des conséquences de plus en plus lourdes sur l'économie russe: "Les finances de la Russie s'affaiblissent et le pays est plus que jamais dépendant des revenus des combustibles fossiles. Les répercussions économiques des sanctions et de la guerre font augmenter les dépenses publiques tout en portant atteinte à toutes les autres sources de revenus, telles que les taxes sur les ventes, les revenus et les sociétés."