Aides à l’Ukraine: l’Europe peut-elle combler le vide laissé par les États-Unis?

Le président américain Donald Trump a ordonné une pause dans l'aide militaire des États-Unis à l'Ukraine après l'altercation vendredi avec son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, a indiqué lundi soir un responsable de la Maison Blanche. Quelques heures après, la Commission européenne a dévoilé un plan pour "réarmer l'Europe" destiné à mobiliser près de 800 milliards d'euros pour sa défense, mais aussi à fournir une aide "immédiate" à l'Ukraine après le gel de l'aide américaine. Mais le Vieux Continent est-il en mesure de "combler le vide" laissé par la décision de Washington comme l'a appelé de ses voeux le ministre estonien des Affaires étrangères mardi matin?
"Nous appelons tous les partisans de l'Ukraine à accroître leur aide dès que possible", a déclaré Margus Tsahkna dans un communiqué, proposant d'utiliser les avoirs russes gelés en Europe comme fonds supplémentaires pour aider l'Ukraine.
Les États-Unis ont fourni avec Joe Biden 65,9 milliards de dollars d'aide militaire à l'Ukraine entre le premier jour de l'invasion russe, le 24 février 2022, et l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, ce qui représente près de la moitié de la valeur totale de l'aide militaire apportée à Kiev. Selon une liste dressée par le département d'État américain le 20 janvier 2025, avant l'arrivée au pouvoir du républicain, une grande partie du matériel militaire livré à l'Ukraine a été directement prélevée dans les stocks existants de l'armée américaine.
Une situation "très compliquée" dès la fin du printemps
D'après l'institut allemand Kiel, Washington a donné à l'Ukraine, entre 2022 et fin 2024, 114,2 milliards d'euros en aide financière, humanitaire et militaire. L'Union européenne et les pays européens ont quant à eux contribué à hauteur de 132,3 milliards d'euros, selon cette source dont un peu moins de 50 milliards d'euros au titre du soutien militaire. Selon une source militaire européenne citée le week-end dernier par l'AFP, la situation risquait de devenir "très compliquée" pour l'Ukraine d'ici mai ou juin sans une nouvelle aide américaine, en plus de ce qui a déjà été promis par l'administration précédente.
"Compte tenu de ce qui a été livré, de ce que nous avons et de ce que nous produisons, nous pouvons soutenir l'effort pendant au moins six mois sans changer significativement la nature de la guerre", estime pour l'AFP l'analyste ukrainien Volodymyr Fesenko.
Une partie de l'enveloppe de 800 milliards d'euros annoncée par l'exécutif européen doit servir à investir dans les domaines où les besoins sont les plus urgents comme la défense anti-aérienne, les missiles, les drones et les systèmes anti-drones ou encore les systèmes d'artillerie. Mais les résultats ne seront vraisemblablement pas immédiats. L'insuffisance des capacités de production en Europe est notamment un facteur de retard. Un exemple: l'Union européenne s'était engagée à fournir un million d'obus d'artillerie à l'Ukraine en 2024, un objectif finalement atteint mais avec des mois de retard.
Les dirigeants des 27 vont discuter jeudi de ce plan à Bruxelles à l'occasion d'un sommet extraordinaire. Ils auront également une discussion sur une proposition de la cheffe de la diplomatie européenne Kaja Kallas pour renforcer l'aide militaire à l'Ukraine. Plusieurs montants, jusqu'à 30 milliards d'euros, ont été avancés, mais une décision est peu probable jeudi entre les 27, selon un diplomate à Bruxelles.
Des lacunes dans la défense anti-aérienne
L'Ukraine est régulièrement la cible de volées de missiles et drones contre ses centres urbains ou ses infrastructures. Ces attaques massives saturent les défenses ukrainiennes et les forcent à utiliser de nombreuses munitions. Pour la défense loin de la ligne de front, l'Ukraine dispose notamment de sept systèmes Patriot américains (fournis par les États-Unis, l'Allemagne, la Roumanie) et de deux SAMP/T européens fourni par Rome et Paris pour réaliser les interceptions à haute altitude. Kiev a aussi des capacités propres et a reçu d'autres systèmes pour les portées inférieures.
"Les Patriot sont très importants pour protéger nos villes, pas nos troupes. Donc Trump va aider Poutine à tuer des civils", dénonce le chercheur ukrainien Mykhailo Samus, directeur du New Geopolitics Research Network, un groupe de réflexion à Kiev.
"Pour les Patriot, comme pour tous les systèmes américains, il y a deux problèmes, celui des munitions et celui des pièces pour les maintenir", résume Léo Péria-Peigné du centre de recherche français Ifri. "Pour les pièces, est-ce qu'on pourra en acheter aux Américains et les donner aux Ukrainiens ou est-ce que les Américains s'y opposeront? On ne sait pas". Pour les munitions de Patriot, l'Allemagne est en train de construire la première usine hors des États-Unis, mais la production ne devrait pas commencer avant 2027. L'Europe peinerait à compenser toute baisse de régime des Patriot.
"L'Europe a vraiment des lacunes dans ce domaine. Les SAMP/T sont très bons mais peu mobiles, et produits en trop petit nombre, il faudrait augmenter la production, quitte à le faire ailleurs qu'en France et en Italie", juge Yohann Michel, chercheur à l'université Lyon-3.
Mais cela prendra du temps: "Il aurait fallu lancer le processus il y a deux ans!", assène Léo Péria-Peigné. "Une des manières de compenser serait la fourniture de plus d'avions de chasse pour faire de l'interception Air-Air, et repousser les bombardiers russes qui frappent l'Ukraine", ajoute Yohann Michel. Les Européens ont déjà donné des F16 et des Mirage 2000-5, et ils ont de la marge pour augmenter leur effort de ce côté, selon lui.
Devélopper un système européen pour frapper derrière la ligne de front
Pour pouvoir frapper loin derrière la ligne de front, les matériels américains sont cruciaux avec les missiles sol-sol ATACMS tirés par les Himars. Washington en a donnés une quarantaine. "C'est une des seules plateformes en Europe", relève Yohann Michel. "Ceux qui en ont semblent peu disposés à les céder, comme les Grecs", souligne Léo Péria-Peigné.
"Il y a des systèmes tchèques, mais ils sont inférieurs. Il faudrait que les Européens développent rapidement un système propre, ou à défaut achètent des systèmes aux Sud-Coréens", suggère Yohann Michel.
Il y a aussi la possibilité de frappes dans la profondeur depuis les airs, là "il y a essentiellement des moyens européens et ukrainiens", relève Mykhailo Samus. Comme avec les missiles Scalp français, Storm Shadow britanniques. "Le problème c'est qu'on n'est pas du tout certain qu'il y ait eu d'autres commandes lancées après ceux qui ont déjà été donnés", prévient Léo Péria-Peigné.
Accélération de la production et des livraisons d'obus
En matière d'obus d'artillerie et de système anti-tanks, les Européens sont en revanche mieux positionnés. "Pour l'anti-char, c'est peut-être là que les Ukrainiens ont le plus développé de solutions propres. Les missiles, comme les célèbres Javelin donnés par les États-Unis se complètent bien avec les systèmes de drones FPV", relève Yohann Michel.
Pour l'artillerie, "l'Europe a fait une vraie remontée de capacité de production, et l'Ukraine est dans une moins mauvaise position", pointe Léo Péria-Peigné.
En Europe, la production et les livraisons d'obus à l'Ukraine se sont accélérées, et l'Union européenne prévoit une production d'obus de 155 mm de 1,5 million d'unités en 2025, plus que les 1,2 million produits aux Etats-Unis.
Dépendant des outils américains pour le renseignement
Les États-Unis sont incontournables dans le domaine essentiel du renseignement, avec leurs satellites, avions ou drones collecteurs d'informations, ainsi que pour leur traitement. "Il est très important pour nous de continuer à recevoir des images satellites", prévient Volodymyr Fesenko.
"Les Européens ont des outils, mais pas du tout de la même ampleur, et beaucoup dépendent complètement des États-Unis dans ce domaine", relève Yohann Michel.