Contexte politique, désaccord, cadre juridique... Les recommandations de la commission Tiktok peuvent-elles être mises en place?

"Un des pires réseaux sociaux". Des effets "dévastateurs". Un "poison pour les jeunes". Jeudi 11 septembre, la commission parlementaire sur les effets psychologiques de Tiktok sur les mineurs a remis son rapport, voté à l’unanimité.
Pendant six mois, les députés ont auditionné près de 180 experts, familles de victimes, créateurs de contenus ou responsables de plateformes et recueilli plus de 30.000 réponses dans le cadre d'une consultation citoyenne afin de plonger dans les "spirales de contenus néfastes" de l’application de vidéos courtes. Et le bilan dressé par Arthur Delaporte (PS), président de la commission, et la rapporteure Laure Miller (EPR) est accablant.
Un "océan de trash" à réguler
Selon le rapport, Tiktok est un "océan de trash" et un "réseau social hors de contrôle à l'assaut de la jeunesse". "Le modèle économique est construit pour capter l’attention à tout prix, notamment celle du jeune public", observent les députés. Pire, l’algorithme de Tiktok est accusé d’amplifier les vulnérabilités psychologiques existantes des jeunes en leur recommandant sans relâche des "contenus dangereux, toxiques et addictifs".
Pour tenter d’endiguer le "piège algorithmique" qui peut affecter la santé des jeunes, les députés souhaitent sensibiliser massivement le grand public et surtout, une traduction rapide en actes politiques. Le rapport recommande une série de mesures fortes. Parmi les solutions phares, les députés proposent d’interdire les réseaux avec 15 ans et d’imposer un couvre-feu numérique de 22 heures à 8 heures pour les 15-18 ans. Deux mesures déjà brandies par l’Elysée.
Le rapport préconise également d'interdire le téléphone au lycée, et pas seulement au collège, ou encore de réglementer les algorithmes des plateformes. Enfin, les députés souhaitent organiser une vaste campagne de sensibilisation sur les risques liés à Tiktok, avec l’inscription de formations adaptées pour les parents directement dans le carnet de santé de l’enfant et instaurer un "délit de négligence numérique" pour les parents.
A terme, si les plateformes ne respectent pas leurs "obligations juridiques", notamment vis-à-vis du règlement européen sur les services numériques (DSA), l'interdiction pourrait être étendue aux moins de 18 ans d’ici 2028.
Une "fenêtre de tir idéale"
Des mesures pas toujours faciles à mettre en place. Pour preuve, à l’été 2023, la France a voté une loi sur la majorité numérique, qui exige déjà une autorisation parentale pour l’accès aux moins de 15 ans aux réseaux sociaux. Mais la loi n’est jamais entrée en application. Le gouvernement attend une réponse de Bruxelles sur sa conformité au droit européen.
"On voit bien que les lignes bougent grâce au combat mené par la France depuis de nombreuses années. (...) Il faut continuer à batailler pour qu'il y ait un âge minimum à l'échelle de l'Union européenne", insiste Laure Miller, lors de la présentation du rapport.
La députée prône une augmentation des moyens de l’Union européenne et de l'Arcom pour faire respecter les obligations auxquelles sont soumises les plateformes. En attendant une meilleure régulation, qui se fait à l’échelle européenne, "il faut qu'on puisse reprendre la main à l'échelle nationale. Et nous avons une fenêtre de tir idéale", poursuit-elle.
Jusqu'à peu, le gouvernement ne pouvait imposer ses règles sans l'aval de la Commission Européenne. La France a d'ailleurs souvent été accusée d'outrepasser ses prérogatives en imposant des règles supplémentaires aux services en ligne sans respecter le DSA qui, lui, n'impose pas de contrôle de l'âge.
Mais en juillet dernier, Bruxelles a publié ses recommandations sur la protection des mineurs en ligne. Si ces dernières ne sont pas juridiquement contraignantes, elles pourront permettre à chaque pays de définir au niveau national sa propre majorité numérique. De quoi ouvrir la voie à une interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans au niveau national.
"Sous la pression de la France, la Commission européenne a dit: vous pouvez légiférer. Il faut sauter sur cette occasion pour le faire très vite", insiste Laure Miller. "Et plus on frappera fort à l'échelle nationale, plus l'Union européenne devra avancer sur le sujet."
Mauvaise volonté des plateformes
Juridiquement, les conditions générales de la plupart des plateformes interdisent déjà aux moins de 13 ans de s’y inscrire. Mais dans les faits, il est simple de mentir sur son âge. Se pose donc la question des modalités concrètes de la vérification de l’âge des internautes. Or, contrôler l'âge des internautes, tout en respectant leur vie privée est un défi très difficile à relever.
Plusieurs solutions ont été mises en place, comme l'analyse algorithmique des traits du visage, l'utilisation d'une carte bancaire ou d'un document d'identité. Autant d'outils peu fiables et parfois très intrusifs en matière de données personnelles.
"Là encore, la fenêtre de tir est idéale", tempère Laure Miller. Au printemps prochain, la France fait en effet partie des cinq premiers pays à tester l'application européenne de vérification d'âge. "Un système fiable qui garantit la double authentification", assure la députée.
Reste la mauvaise volonté des plateformes, potentiel frein à la mise en œuvre de ces différentes mesures. "J'ai été choqué par l'attitude des responsables de Tiktok pendant les auditions", note Arthur Delaporte pendant la présentation du rapport de la commission. Tiktok ne peut pas ne pas savoir qu'ils mettent en danger des centaines de millions de jeunes dans le monde entier." Le rapport souligne ainsi une "modération des contenus défaillante" et des "règles faciles à contourner".
Désaccord et contexte politique incertain
L'interdiction du téléphone au lycée ou la grande campagne de sensibilisation semblent plus facilement faisables. La création d'un "délit de négligence numérique" pourrait se faire à postériori. "C’est à débattre. (...) Dans le rapport, je préconise de réfléchir à cette sanction dans les trois ans, quand on aura vraiment opéré une sensibilisation massive de l'ensemble de la population, et qu'on ne pourra plus dire 'je ne savais pas'", précise Laure Miller.
L'adoption de l'ensemble de ces mesures dépendra toutefois du contexte politique, incertain. D'autant que l'interdiction aux moins de 15 ans ne fait pas l'unanimité. Dans son avant-propos, Arthur Delaporte estime que la mesure est à ce stade "difficilement applicable", que la borne de 15 ans "pose question"?. Interdire les réseaux aux moins de 15 ans risquerait, selon lui, "d'infantiliser les jeunes dans un monde numérique en constante évolution.
La présidente de la commission se montre toutefois optimiste. "Le sujet est brûlant", explique-t-elle. La "phase de concertations va commencer avec des ajustements "dans les nuances" "L'objectif, c'est de déposer un projet de loi rapidement pour mettre le sujet dans l'actualité", conclut Laure Miller. Si le temps législatif s'inscrit dans un temps long, les députés de la commission espèrent que "tout sera en ordre de marche d'ici le printemps prochain". "On a besoin de l'appui du gouvernement pour aller vite", ajoute Arthur Delaporte.
La France n’est pas le seul pays à prendre de telles mesures. L'Australie a frappé fort en votant fin 2024 l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 16 ans, qui doit s’appliquer d’ici à la fin de l’année. Cette nouvelle loi ne fournit toutefois quasiment aucun détail sur ses modalités d’application. Certains experts ont exprimé des doutes sur la faisabilité technique de cette interdiction.
En Norvège, le gouvernement s'est également donné pour objectif de fixer un seuil d’accès à 15 ans. Aucune piste de mise en œuvre n’a été évoquée. D'autres pays comme la Nouvelle-Zélande, le Danemark, l'Italie et l'Espagne sont engagés sur le dossier.