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Mort de Jean Pormanove: le récit d'une affaire marquée par de nombreuses failles

Le streameur Jeanpormanove

Le streameur Jeanpormanove - Montage Tech&Co

Le streameur Jean Pormanove est mort ce lundi un plein live sur la plateforme Kick. Si l'enquête ouverte par le parquet de Nice doit déterminer les causes de sa mort, cette affaire met en lumière la violence des contenus qui peuvent être diffusés sur les réseaux sociaux sans modération et avec une contrepartie financière.

L'affaire a tout d'un drame des temps modernes. Le streameur Raphaël Graven, alias Jean Pormanove (ou JP), est mort ce lundi 18 août en plein live sur la plateforme Kick. Le vidéaste de 46 ans s'est éteint à l’issue d'un marathon de 298 heures de live, au cours desquels il était filmé 24 heures sur 24. Une enquête a été ouverte par le parquet de Nice pour déterminer les causes de son décès.

Dès l'annonce de sa mort, les yeux se sont tournés vers les streameurs avec lesquels il réalisait généralement ses lives. Car depuis des mois, Narutovie (Owen C.) et Safine lui faisaient subir moqueries, humiliations et violences physiques, le tout filmé et diffusé en direct.

Si les chaînes Kick des principaux concernés sont actuellement indisponibles, Internet n'oublie rien. Depuis la mort de Jean Pormanove, de nombreuses vidéos ont été partagées, issues de lives réalisés ces derniers mois sur Kick. On y voit JP être frappé, étranglé, insulté, dans une forme de "jeu" sadique mené par ses partenaires. Souvent, Jean Pormanove leur crie d'arrêter. Il tente aussi de se défendre, mais se retrouve en infériorité numérique.

Pour l'heure, rien n'indique que ces traitements ont directement causé la mort du vidéaste. Mais celle-ci a mis en lumière la violence des contenus qui peuvent être diffusés sur les réseaux sociaux par des personnes en quête de renommée - et d'argent.

Un "marathon" de douze jours

Jean Pormanove s'était lancé sur les réseaux sociaux avec des lives dédiés aux jeux vidéo. Depuis environ six ans, il collaborait avec d'autres vidéastes, notamment Naruto et Sofine. Leurs contenus étaient variés: vlogs de voyages, jeux vidéo... Mais aussi des concepts visant à humilier JP et un autre participant, surnommé Coudoux. Des violences et moqueries encouragées par les internautes dans les chats. Qui semblent avoir escaladé ces derniers mois jusqu'au marathon lors duquel JP est mort.

Pendant douze jours, le streameur et ses comparses ont dormi, mangé et effectué différents jeux et défis sans jamais cesser d'être filmés. Le 12 août, Coudoux et JP se voient affublés d'une couche, d'un bavoir et d'une tétine. Le 14, JP est attrapé à la gorge pour s'être débattu lorsqu'on a voulu lui mettre une couche sur la tête. Le 17, il est giflé à plusieurs reprises.

Lorsqu'il évoque son envie d'abandonner ce marathon, les autres l'insultent. À la 239e heure du live, Naruto s’empare de son téléphone portable et lit en direct un message que JP aurait écrit à sa mère, se disant "séquestré" : "J’en ai marre je veux me barrer, l’autre il ne veut pas".

À la 297e heure, que BFMTV a visionné, JP apparaît endormi sur un matelas posé à même le sol, avec trois autres vidéastes. Il ronfle bruyamment et un râle s’échappe de sa gorge. Puis silence.

L’expérience s’interrompt lorsque les spectateurs, dans le tchat, font remarquer que JP ne bouge plus. À la 298e heure, Naruto lui lance une bouteille d’eau sur la tête. Pas de réaction. Il s'approche de lui et constate qu’il a arrêté de respirer… Et la retransmission prend fin.

Le consentement en question

Face à ces sévices, Raphaël Graven était-il réellement consentant? C'est ce que devra déterminer une enquête ouverte par le parquet de Nice le 16 décembre 2024 après la diffusion d'un article de Mediapart sur de précédentes vidéos dans lesquelles "des personnes susceptibles d'être vulnérables faisaient l'objet de violences et d'humiliations parfois encouragées par des versements d'argent des spectateurs".

Plusieurs fois, NarutoVie et Safine se sont en tout cas assurés de diffuser des séquences où ils font dire à JP qu'il est consentant. À la 254e heure du marathon, Naruto demande à JP de dire qu'il est "normal" qu'il subisse des claques "pour le jeu". Ce qu'il fait.

Et en juillet, ils l'avaient enjoint à dire "face caméra, là maintenant, que s'il meurt demain en plein live, c'est dû à son état de santé de merde et pas à nous". Ce qu'il avait également fait, après avoir initialement refusé.

JP et Coudoux avaient été interrogés dans le cadre de l'enquête ouverte en décembre par le parquet de Nice. "L'un et l'autre indiquaient n'avoir jamais été blessés, être totalement libres de leurs mouvements et de leurs décisions et refusaient d'être examinés par un médecin et un psychiatre", a expliqué le procureur.

Mais un important lien financier unissait JP aux deux vidéastes. Selon le procureur de la République de Nice, Damien Martinelli, Jean Pormanove avait évoqué "des sommes à hauteur de 6.000 euros" via "une société qu'il avait créée (et) sur la base des contrats établis avec les plateformes".

Une autopsie jeudi

Si, auprès de RTL, la mère du streameur a assuré que ses acolytes étaient comme une "famille" pour lui, sa sœur a qualifié son décès d'"intolérable". "Je ne regardais pas tout, mais j'estime qu'il n’aurait pas dû mourir comme ça, qu’il est décédé d’épuisement. Ce qu'il a vécu est inacceptable", a-t-elle déclaré ce mercredi.

Me Yassin Sadouni, avocat d’Owen C., alias Naruto, a affirmé sur BFMTV, ce mardi, que toutes les violences qu’il a subies étaient "scriptées" et que tout ne serait que "mises en scène". Naruto "n’est pour rien là-dedans et l’enquête le déterminera", ajoute-t-il, tout en mettant en avant que Jean Pormanove souffrait de "défaillances cardiaques".

La police judiciaire de Nice, à qui les investigations ont été confiées, devra notamment déterminer si les sévices qu’il a endurés ces douze jours ont un lien avec son décès. Cette enquête ne fait que commencer et aucune garde à vue n’a été décidée à ce stade.

"Plusieurs auditions de personnes présentes au moment du décès ont été faites sans qu’à ce stade elles ne permettent de donner une orientation quant aux causes de celui-ci", a précisé le procureur de la République ce jeudi. "De nombreuses saisies de matériels et vidéos ont également été réalisées afin notamment de préciser les faits intervenus en amont du décès et susceptibles d’avoir pu contribuer à celui-ci", a-t-il ajouté. Une autopsie doit être réalisée jeudi matin.

La plateforme Kick pointée du doigt

La mort du streameur a mis en lumière des mois de vidéos violentes diffusées en direct sur la plateforme Kick. JP diffusait à l'origine ses lives sur Twitch. Mais à partir de 2022, après avoir été banni à plusieurs reprises de Twitch, JP avait progressivement basculé sur Kick, dont la modération est plus légère. Il y était suivi par plus de 150.000 comptes

"Kick a fait son business (...) sur l'absence de modération véritable avec, derrière, des rémunérations importantes pour les personnes en question. Et là, pour Jean Pormanove, on avait par exemple des rémunérations importantes et des gens qui donnaient pour voir ce type de contenu", a déploré ce mercredi sur BFMTV le député PS Arthur Delaporte, qui a notamment porté la loi sur la régulation des influenceurs en 2023. Le porte-parole des députés PS a donc appelé à "réguler" le "modèle économique" du réseau social.

En plus de laisser ces contenus fleurir, Kick les mettait largement en avant sur ses réseaux sociaux, dans des publications en partie supprimées depuis la mort de Jean Pormanove. Ce jeudi, sur X, la plateforme a annoncé que "tous les co-streameurs ayant participé à cette diffusion en direct ont été bannis dans l’attente de l’enquête en cours".

"Nous nous engageons à collaborer pleinement avec les autorités dans le cadre de ce processus. En outre, nous avons mis fin à notre collaboration avec l’ancienne agence française de réseaux sociaux et entreprenons une révision complète de notre contenu en français", a-t-elle ajouté.

Le gouvernement veut des "explications"

Une réaction publiée après celle du gouvernement français, qui a directement pointé la responsabilité de Kick. "J’ai saisi l’Arcom et effectué un signalement sur Pharos. J’ai également contacté les responsables de la plateforme pour obtenir des explications", a déclaré la ministre déléguée chargée du Numérique, Clara Chappaz. "La responsabilité des plateformes en ligne sur la diffusion de contenus illicites n’est pas une option: c’est la loi. Ce type de défaillances peut conduire au pire et n’a pas sa place en France, en Europe ni ailleurs", a-t-elle ajouté.

Les autorités françaises n'avaient toutefois pas annoncé de mesures contre la plateforme jusqu'alors, malgré les alertes qu'elles ont reçues sur le cas de Jean Pormanove et ses partenaires. Mediapart dit avoir contacté dès 2024 le cabinet de Clara Chappaz sur cette affaire à laquelle le média d'investigation a consacré une enquête publiée en décembre. Ce mardi, Mediapart n'avait reçu aucune réponse.

L'Arcom, l'autorité publique française de régulation de l'audiovisuel, n'a pas non plus agi avant la mort du streameur. "Il y a eu des failles dans l'action publique puisque l'Arcom, qui avait été saisie il y a plusieurs mois, et par la LDH, et par Mediapart, n'a pas été suffisamment réactive", a estimé le député Arthur Delaporte sur BFMTV ce jeudi.

Mais le député du Calvados a aussi insisté sur le peu de moyens alloués à l'Arcom pour réguler ce type de contenus. "Ils font ce qu'ils peuvent. Ils ont 23 personnes pour la surveillance et les sanctions plus larges sur les réseaux numériques, donc c'est évidemment insuffisant par rapport à l'ampleur des missions qui sont les leurs", a-t-il détaillé à BFMTV.

Sophie Cazaux