Salariés qui démissionnent, 40% de cuir gaspillé... Pourquoi le pari "made in USA" de Bernard Arnault est loin d'être gagné

Donald Trump et Bernard Arnault, Texas 2019 - AFP
"On ne peut pas se brouiller avec les États-Unis", déclarait Bernard Arnault, patron de LVMH, dans un entretien au Figaro ce jeudi 24 juillet, à l’occasion de la publication des résultats semestriels du groupe de luxe. Une déclaration limpide dans un contexte géopolitique de plus en plus instable, où la guerre commerciale entre l’Europe et les États-Unis se durcit. Alors que les tensions montent, le dirigeant français a annoncé l’ouverture d’un nouvel atelier Louis Vuitton près de Dallas.
"Louis Vuitton possédait déjà un atelier aux États-Unis quand je suis arrivé chez LVMH, rappelle-t-il. Étant donné le développement de la maison aux États-Unis, nous en avons ouvert un nouveau il y a cinq ans, et nous prévoyons d'en ouvrir un autre pour répondre à la demande, toujours au Texas."
Pourquoi LVMH insiste-t-il autant sur le "Made in USA", alors même que cette stratégie se heurte à des réalités industrielles complexes? LVMH réalise un quart de ses ventes mondiales aux États-Unis, soit près de 85 milliards d'euros l'an dernier. C’est dire à quel point l’Oncle Sam est crucial pour le groupe, qui chapeaute 75 maisons de luxe, à l'image de Louis Vuitton, Dior, Celine, Fendi ou encore Chaumet et Repossi.
"Pour nos clients américains, acheter un produit Louis Vuitton Made in USA ne pose aucun problème", a assuré Bernard Arnault, balayant d’un revers de main les idées reçues sur la préférence nationale du luxe français.

Actuellement, LVMH possède quatre ateliers Louis Vuitton aux états-unis: deux ateliers à San Dimas, en Californie, et deux au Texas. Le groupe a également quatre ateliers Tiffany & Co., soit au total huit unités de production sur le sol américain. L’ouverture du nouveau site récemment annoncée porterait désormais ce total à neuf. À noter que les deux tiers des sites de production de la maison Tiffany & Co. se trouvent aux États-Unis.
Une stratégie assumée
Une stratégie expansionniste qui s’inscrit aussi dans une logique protectionniste. En effet, en 2017, alors que Donald Trump menaçait d’imposer de lourds droits de douane sur les produits européens, LVMH a anticipé en ouvrant son premier atelier Louis Vuitton au Texas, dans la ville d'Alvarado, au sud de Dallas. Le site, baptisé Rochambeau Ranch – clin d’œil historique au général français allié des Américains pendant la guerre d’indépendance – est aujourd’hui au cœur de la stratégie industrielle américaine du groupe.

"Aujourd'hui, nous avons quatre ateliers (Louis Vuitton) qui fournissent une infime partie de la demande locale. Est-ce qu'on pourra l'augmenter un peu? Oui. Si les tarifs douaniers montent comme on nous l'a annoncé, nous n'aurons pas le choix. Soit on arrête de vendre aux États-Unis, soit il faut être pragmatique. Et nous serons pragmatiques", a déclaré Stéphane Bianchi, directeur général adjoint du groupe de luxe, la semaine passée devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur "les freins à la réindustrialisation de la France".
Les ateliers texans de Louis Vuitton produiraient, notamment, selon Reuters, des modèles emblématiques comme les sacs Neverfull, Métis, Carryall, Félicie ou Keepall, affichant tous l’étiquette "Made in USA".
Vendus entre 1.500 et 3.000 dollars dans les boutiques Louis Vuitton, ces articles haut de gamme doivent répondre aux mêmes exigences de qualité que leurs homologues européens. En théorie, du moins.
Les limites du pari américain
Car, malgré d'importants investissements – près de 54 millions de dollars cumulés pour deux sites texans selon des rapports de LVMH datant de 2017 et de 2022 – l’aventure américaine de Louis Vuitton a vite montré ses limites. Selon Reuters, d’anciens employés et cadres affirment que l’atelier texan Rochambeau Ranch a longtemps été l’un des moins performants du réseau mondial. Les causes sont multiples, mais une domine: la difficulté à recruter et former une main-d’œuvre qualifiée.
"Nos sites industriels ne peuvent pas vivre sans main-d’œuvre. Nous disposons certes de machines, mais notre premier outil industriel, c’est la main de l’homme. Par exemple, un sac est fait à la main du début à la fin – et souvent, d’ailleurs, par le même ouvrier", a précisé Stéphane Bianchi lors de la commission d’enquête.

Contrairement à la France, berceau historique de la maroquinerie de luxe – même si elle peine aussi à recruter des artisans qualifiés – les États-Unis manquent cruellement de main-d’œuvre formée à ces métiers d’exception. Il a fallu, par exemple, des années aux équipes du Texas pour apprendre à assembler correctement les poches du très classique sac Neverfull. Résultat: selon plusieurs anciens employés, près de 40% du cuir était gaspillé, soit le double des standards habituels dans l’industrie.
"Nous embauchons des artisans que nous formons et qui, après plusieurs semaines ou mois, se rendent compte, au vu des attentes et du niveau de détail requis, qu'ils préfèrent travailler dans d'autres domaines comme la logistique, explique Damien Verbrigghe, directeur international de la fabrication chez Louis Vuitton. Certaines personnes ont choisi de nous quitter, car il est vrai que ce travail exige beaucoup de savoir-faire."
Plus préoccupant encore: plusieurs témoignages ont évoqué des pratiques douteuses pour masquer les défauts. Entre tissus brûlés pour dissimuler des trous et méthodes de couture approximatives, des sacs jugés non conformes seraient régulièrement broyés puis incinérés sur place.
Pour Ludovic Pauchard, directeur industriel et de l’artisanat du groupe LVMH et président exécutif de Métiers d’Art il s’agirait d’un cas isolé et résolu: "Cela remonte à 2018 et à un responsable en particulier qui ne fait plus partie de l'entreprise", a-t-il précisé.
"Made in USA", pragmatisme et clients au rendez-vous
Malgré ces obstacles, LVMH ne recule pas. Parce que fabriquer aux États-Unis est aussi un bouclier fiscal, politique et qu'il est capital de rester compétitif. En cas de relèvement des droits de douane, le groupe serait en mesure d’absorber une partie du choc en produisant localement. Une stratégie de "friendshoring" (produire dans des pays alliés), devenue incontournable dans le climat géopolitique actuel.
Et le pari semble trouver son public. Pour Bernard Arnault les clients américains ne sont pas rebutés par une étiquette "Made in USA", tant que l’article reste signé Louis Vuitton. Contrairement à son rival François-Henri Pinault (Kering), qui affirmait récemment que "ça n’aurait pas de sens d’avoir des sacs Gucci italiens fabriqués au Texas". Bernard Arnault, lui, s’inscrit dans une logique plus pragmatique.
En ouvrant ce nouvel atelier près de Dallas (qui devrait être livré fin 2026 ou début 2027), LVMH ne cherche pas seulement à produire ces sacs signature, le groupe s'adapte à un marché américain toujours plus gourmand en produits de luxe tout en se protégeant contre l’imprévisibilité politique. Le "Made in USA" à la sauce Vuitton est, certes, encore imparfait, mais il est devenu indispensable. Dans le monde du luxe globalisé, ce ne sont plus les frontières qui dictent les stratégies, mais bien les équilibres de pouvoir.