Emmaüs: le fonctionnement de deux communautés du Nord passé au crible de la justice

Les compagnons sans-papiers de deux communautés nordistes d'Emmaüs, en grève depuis près d'un an, ont-ils été soumis à un travail dissimulé? Le tribunal de Lille s'est penché ce jeudi 13 juin sur leur fonctionnement, dans une zone grise entre travail et bénévolat.
Deux hommes et une femme aux cheveux gris face à une salle comble de visages souvent noirs, ceux des grévistes, tous en situation irrégulière: trois dirigeants de la Halte-Saint-Jean à Saint-André-lez-Lille et de la communauté de Nieppe défilent à la barre.
Ce jour de procès, "c'est notre jour de liberté. Cette grève, c'est notre dignité qu'on défend", résume devant le tribunal le compagnon Ibrahima Yattara, disant s'être senti "exploité, humilié" à la Halte-Saint-Jean, où il est accueilli depuis fin 2018.
La qualification de traite d'êtres humains non retenue
Les compagnons sont censés être logés, nourris et bénéficier d'un accompagnement social. Ils doivent contribuer, sans lien de subordination, au fonctionnement des communautés, qui vivent de la vente d'objets de récupération.
Les trois dirigeants doivent répondre de travail dissimulé et, pour la directrice de la Halte-Saint-Jean, de harcèlement moral contre deux salariés. La qualification de "traite d'êtres humains", pour laquelle l'enquête était ouverte, n'a pas été retenue, au grand regret des compagnons.
Le mouvement créé par l'abbé Pierre connaît une grave crise dans le Nord, qui interroge son modèle, avec l'ouverture en mai 2023 d'une enquête sur les sites de Saint-André et Nieppe, et le lancement d'une grève de compagnons sans-papiers dans ces deux communautés mais aussi à Dunkerque.
Les compagnons demandent leur régularisation pour le préjudice subi. Le président a résumé leurs griefs: horaires de travail imposés, pécule inférieur à celui préconisé par Emmaüs France, charges à payer pour leur logement, obligation de travailler même malades...
"Tu dois travailler jusqu'à l'accouchement"
La directrice de la Halte-Saint-Jean, également présidente de la communauté de Nieppe, est décrite comme "omniprésente", peu empathique sauf avec les enfants, et obsédée par le chiffre d'affaires, menaçant de baisser le pécule des compagnons si les ventes ne sont pas bonnes, rapporte-t-il.
"On a peur de dire qu'on est malade", pointe Ibrahima Yattara, disant avoir "sacrifié (sa) vie, 40 heures par semaine".
"Il n'y a pas de congé maternité, tu dois travailler jusqu'à l'accouchement et quand tu accouches, tu dois reprendre le travail juste après", lance une compagne, la Nigériane Happy Patrick.
Autonomes les unes des autres mais fédérées par Emmaüs France, les quelque 120 communautés françaises accueillent aujourd'hui majoritairement des étrangers en situation irrégulière.
En 2008 a été créé le statut d'Organismes d'accueil communautaire et d'activités solidaires (OACAS), reconnaissant les compagnons comme travailleurs solidaires et leur permettant, via des cotisations à l'Urssaf des communautés, de bénéficier d'une retraite et d'indemnités en cas d'arrêt de travail.
Un reconcement au statut OACAS interrogé
Depuis 2018, un étranger justifiant de trois années d'activité ininterrompue dans un OACAS, mais aussi de perspectives d'intégration, peut se voir accorder une carte de séjour.
Or, les communautés de Nieppe et Saint-André ont souhaité en 2015 renoncer à ce statut. Les compagnons expliquent avoir entamé leur grève parce qu'ils sentaient leurs perspectives de régularisation devenir de plus en plus incertaines.
"Si on a donné tout ce temps, c'était pour la régularisation", a insisté à l'audience Rodrigue Noumen Feumba, compagnon à Nieppe, assurant avoir pris quatre jours de congé en quatre ans.
Le président cherche à comprendre pourquoi ces deux communautés ont renoncé au statut OACAS, se mettant dans une "situation inextricable".
La directrice dans la "bidouille"
Si le directeur de Nieppe botte en touche, renvoyant vers le Conseil d'administration, la directrice de la Halte-Saint-Jean adopte une position plus politique, assurant que "les textes de loi" qui ont amené les sans-papiers dans les communautés Emmaüs sont "aberrants".
Elle assure avoir été dans la "bidouille" - son surnom - pour faire en sorte que la Halte ne perde pas trop d'argent et avoir tout fait pour préparer les compagnons à la sortie de la communauté, par exemple en leur faisant payer les charges, suscitant souvent des murmures désapprobateurs dans la salle.
Pour Saïd Bouamama, du comité des sans-papiers du Nord, si ce procès n'est pas celui d'Emmaüs dans son ensemble, il est l'occasion de montrer qu'en se désengageant des politiques de solidarité, l'Etat "a conduit des associations à devoir être dans la quête de rentabilité".