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"Un système d'une violence extrême": pourquoi de nombreux Américains refusent de condamner le meurtre du PDG d'UnitedHealthcare

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Sur les réseaux sociaux, de nombreux Américains critiquent vivement les programmes d'assurance santé américains et leur logique jugée excessivement lucrative après le meurtre du PDG d'UnitedHealthcare.

Blagues, commentaires ironiques, voire haineux: la mort d'un grand patron du secteur de l'assurance santé aux États-Unis, tué par balle, a provoqué un déferlement de publications acerbes sur les réseaux sociaux, preuve d'une colère profonde à l'égard d'un système lucratif, accusé de s'enrichir sur le dos des patients.

Brian Thompson, patron de UnitedHealthcare, premier assureur santé dans le pays, a été abattu à l'aube le mercredi 4 décembre par un tireur en plein centre de Manhattan, au cœur de la capitale mondiale de la finance. Un suspect de 26 ans, Luigi Mangione, vient d'être arrêté.

Le meurtrier présumé de Brian Thompson, Luigi Mangione, après une audience d'extradition le 10 décembre 2024 à Hollidaysburg, Pennsylvanie.
Le meurtrier présumé de Brian Thompson, Luigi Mangione, après une audience d'extradition le 10 décembre 2024 à Hollidaysburg, Pennsylvanie. © EFF SWENSEN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Ce dernier avait sur lui un texte manuscrit mentionnant sa colère contre ce secteur, a révélé un responsable de la police. "J'ai pu lire ce manifeste (...) C'est un manuscrit. Il laisse entendre qu'il est frustré par le système de santé des États-Unis", a expliqué le chef des enquêteurs de la police de New York, Joseph Kenny, dans l'émission Good Morning America sur la chaîne ABC.

"Plus précisément", Luigi Mangione, 26 ans, "explique que notre système de santé est le plus coûteux du monde, alors que l'espérance de vie d'un Américain est classée au 42ème rang mondial. Il a écrit beaucoup sur son mépris pour les entreprises américaines et en particulier pour l'industrie de la santé", a-t-il ajouté.

"Ce système est d'une violence extrême, insiste Mélanie Heard, responsable du pôle santé du think-tank Terra Nova. Il y a beaucoup de gens qui se voient prescrire des soins par un médecin qui leur sont derrière refusés par leur assurance et dont ils ne peuvent finalement pas bénéficier. C'est une situation qui survient régulièrement et cela peut arriver de vendre sa maison pour soigner son enfant qui est atteint d'une maladie grave. C'est une réalité avec laquelle vivent les Américains."

Les programmes d'assurance santé américains ciblés

La mort de Brian Thompson, dans cet assassinat visiblement prémédité en pleine rue, a provoqué un fort émoi, mais elle a aussi été accompagnée de commentaires haineux sur les réseaux sociaux à l'encontre des programmes d'assurance santé américains. "J'ai soumis une demande de prise en charge pour mes condoléances, mais elle a été refusée, trop triste", assène, plein d'ironie, un internaute sur TikTok.

"Pensées et prières pour tous les patients à qui l'on a refusé une prise en charge", commente un autre.

"Mes pensées et mes prières ne sont pas incluses dans ma couverture" santé: ce commentaire, récurrent sur les réseaux depuis le drame, fait écho à une pratique fréquente des assurances santé américaines de refuser la prise en charge d'un acte médical.

La publication sur Facebook des condoléances du groupe United Health - la maison mère de UnitedHealthcare - a fait vivement réagir les internautes, l'immense majorité des réactions étant des Emoji "rire". Vendredi, il n'était plus possible de connaître avec précision leur nombre.

Network Contagion Research Institute, un centre de recherche spécialisé dans les questions numériques, a recensé "un bond de publications très engagées à travers les réseaux sociaux glorifiant l'évènement, certaines appelant même à des actes de violence supplémentaires, suscitant des dizaines de millions de vues".

"Quand on arrive à l'hôpital, on a peur de ne pas être remboursé"

Cette absence d'empathie, voire cette rage illustre le désaveu de la population envers le secteur de l'assurance santé privée en général, UnitedHealthcare en particulier.  "United a refusé de payer mes médicaments quand on m'a diagnostiqué une sclérose en plaques", raconte une internaute sur TikTok. "J'espère que sa famille va recevoir une facture", assène-t-elle, à propos de Brian Thompson.

Des réactions qui ont fait réagir le gouverneur démocrate de Pennsylvanie, Josh Shapiro, qui les a condamnées: "On ne tue pas des gens de sang froid pour des questions politiques ou pour exprimer un point de vue, ce tueur est salué comme un héros. Écoutez-moi bien, ce n'est pas un héros", a-t-il insisté.

UnitedHealthcare couvre environ 50 millions de personnes aux États-Unis et a réalisé 16,4 milliards de dollars de bénéfices en 2023. La même année, la rémunération de son patron, Brian Thompson, a été de plus de 10 millions de dollars.

"C'est le plus grand assureur privé à but lucratif aux États-Unis et il se trouve dans la majorité des marchés", indique Victor Rodwin, professeur de gestion et des politiques de santé à la Wagner School of Public Service de l'Université de New York, interrogé par BFM Business.

"Toutes les blagues, tout le sarcasme à propos de la tuerie, c'est un mécanisme de défense pour une population qui se sent impuissante face à notre système de santé", estime, dans une vidéo TikTok, l'ophtalmologue et comédien "Dr Glaucomflecken", William Flanary de son vrai nom, connu pour ses vidéos médicales satiriques.

"Les assureurs privés et cotés en bourse comme United Health joue un rôle très actif en fixant des règles et en demandant des autorisations préalables avant de rembourser des soins très chers, détaille Victor Rodwin. Et souvent, si les médecins continuent à soigner sans l'autorisation préalable, ces assurances refusent de rembourser. Enormément d'Américains ont connu cette bureaucratie privée pour se faire rembourser. Quand on arrive à l'hôpital, on a peur de ne pas être remboursé."

Près de 1,3 milliard de dollars dépensés en assurance santé privée en 2022

La loi "Obamacare", adoptée il y a plus de dix ans, a permis de couvrir des dizaines de millions d'Américains dépourvus d'assurance santé. Mais le coût de la santé et les disparités de prises en charge restent élevés aux Etats-Unis pour un bien considéré comme universel dans d'autres pays. Selon des chiffres du gouvernement, les résidents sur le sol américain avaient dépensé 1.290 milliards de dollars en assurance santé privée en 2022. Aux Etats-Unis, 216,5 millions de résidents étaient couverts par une assurance santé privée en 2023 (sur plus de 330 millions d'habitants). Ce secteur juteux gère aussi l'assurance publique Medicare (pour les personnes âgées) et Medicaid (pour les personnes très pauvres), sous mandat du gouvernement qui le subventionne.

"En Europe, on a tendance à penser que tout le monde est assuré aux États-Unis depuis l'Obamacare mais il n'y a pas d'un côté cette assurance publique et de l'autre l'assurance privée, souligne Mélanie Heard. L’Obamacare ne crée pas de caisse publique d'assurance maladie et le risque reste assuré par des compagnies d'assurance privées."

Pour Victor Rodwin, la récente élection de Donald Trump est synonyme de "moins de couverture et de plus de privatisation": "Il n'y a pas une majorité qui soit d'accord pour avoir un seul payeur comme en France. Le corporatisme des assurances privées est extrêmement fort. Obamacare n'a pas du tout remis en cause le pouvoir des assurances privées qui reste considérable dans le système américain."

Un taux de refus de prise en charge deux fois plus élevé que la moyenne du secteur

Si la police n'a, pour l'instant, pas déterminé le motif derrière le meurtre du patron de 50 ans de UnitedHealthcare, les spéculations vont bon train quant à la possibilité que le suspect ait voulu se venger d'un contentieux avec cette assurance. Selon le New York Times, les mots "delay" (retarder) et "deny" (refuser) ont été retrouvés inscrits sur des douilles sur les lieux du drame, rappelant des pratiques controversées du secteur. Selon ValuePenguin, un groupe d'analystes, UnitedHealthcare refuse environ un tiers des demandes de prise en charge médicale à ses assurés, le taux le plus élevé de toutes les compagnies d'assurance et le double de la moyenne du secteur.

"A peu près 40% de la population américaine a des dettes dues au non-paiement des frais médicaux, observe Victor Rodwin. Et pour 12%, ces dettes excèdent 10.000 dollars."

Selon Mélanie Heard, la multiplication des actions judiciaires à l'encontre des assurances santé privées qui refusent la prise en charge de soins pourraient accroître leur régulation dans les prochaines années. "C'est une activité judiciaire particulièrement intense, ne serait-ce que pour United Healthcare: se voyant accusée d’inventer de faux diagnostics à ses assurés pour percevoir davantage de subventions au titre de Medicare sans rembourser, et pour cause, la société s’est pourvue en justice pour ne pas avoir à rembourser le trop-perçu. De même, c’est devant les tribunaux que l’entreprise conteste les critiques qui sont formulées contre son algorithme de calcul du risque, objet d’une class-action en 2023", précise la responsable du pôle Santé de Terra Nova.

Timothée Talbi avec AFP