"Un accord-cadre absolument inacceptable": pourquoi la SNCF va devoir reporter son lancement en Italie

Quinze des 115 TGV M commandées à Alstom sont conçues spécialement pour le réseau italien - BFM Alsace
Alors que les grands concurrents européens de la SNCF se disent entravés dans leur conquête du marché français, l'inverse semble également se vérifier. En d'autres termes, la grande Europe du rail, ce n'est pas pour tout de suite.
Les projets de SNCF Voyageurs en Italie sont en effet actuellement freinés, comme l'a confirmé la compagnie lors d'une récente conférence de presse à l'occasion de la reprise de la liaison Paris-Milan.
L'opérateur avait annoncé en juin dernier son intention d'attaquer ce marché en 2026 avec à terme 13 allers-retours sur deux lignes: Turin-Milan-Rome-Naples et Turin-Venise avec 15 de ses tout nouveaux TGV M. Ce lancement se fera a priori avec un an de retard, en 2027. En cause notamment, le manque de visibilité sur les sillons que la SNCF souhaite obtenir pour faire rouler ses trains à grande vitesse.
Il semble que les propositions faites par Rete Ferroviaria (l'équivalent italien de SNCF Réseau) ne conviennent pas au groupe français. Rappelons que ces sillons déterminent les horaires des trains, un point hautement stratégique.
"En juin 2024, nous avions obtenu 30% des sillons (demandés, NDLR) et pas d’accès en centre maintenance", nous explique une porte-parole de l'opérateur.
Enquête de l'autorité de la concurrence italienne
Face à ce qu'elle considère comme une entrave, SNCF Voyageurs Italia a saisi pendant l'été 2024 le gendarme italien de la concurrence qui a ouvert une enquête pour abus de position dominante à l'encontre de la compagnie des chemins de fer Ferrovie dello Stato (FS).
"L'accès à l'infrastructure ferroviaire nationale et, par conséquent, l'entrée du nouvel opérateur SNCF Voyages Italia sur le marché du transport de passagers à grande vitesse semblent ralentis, voire entravés", a indiqué l'autorité.
Rete Ferroviaria Italiana (RFI), gestionnaire des voies ferrées et filiale de FS, est soupçonné d'avoir mis en oeuvre une "stratégie d'exclusion" concernant "l'attribution des capacités d'infrastructure" à SNCF Voyages Italia, poursuit-elle.
Surtout, le gestionnaire italien du réseau est revenu entre temps avec un "nouvel accord-cadre absolument inacceptable et que nous rejetons: encore moins de sillons que ce qui était donné" au départ, nous indique une porte-parole.
"On est tombé à 15% des sillons demandés". C'est "inacceptable, non viable économiquement", assène le groupe.
"Dans ces conditions, nous ne disposons pas de la visibilité suffisante pour démarrer les opérations en 2026 et sommes contraints de différer notre démarrage à 2027 car la pérennité commerciale de cette offre n’est pas assurée à ce stade. Nous, nous sommes prêts: le matériel est commandé et en construction, les recrutements ont débuté, les formations ont démarré etc".
SNCF Voyageurs déplore une instruction longue mais se dit "confiant": "notre projet crée de la valeur, notre détermination reste entière, au service des clients italiens et de la mobilité décarbonée (les associations de conso italiennes ont par ailleurs fait savoir leur courroux: les clients italiens nous veulent)".
"La SNCF n'est pas notre ennemie"
Interrogé par BFM Business, Francesco De Leo, CIO de Ferrovie dello Stato Italiane, affirme la main sur le coeur "que la SNCF n'est pas notre ennemie".
"Ils sont très forts et on a hâte de les combattre. Il y a de la place pour eux en Italie comme il y a de la place pour nous en France, afin de faire grossir le gâteau du ferroviaire."
Le dirigeant appelle à "un marché européen ouvert pour créer une vraie autoroute européenne de la grande vitesse" et pour lever les obstacles qui existent dans chacun de ces marchés. Il plaide pour une approche réglementaire unique et européenne "comme dans les télécoms" afin d'accélérer les procédures qui peuvent prendre aujourd'hui des années avant de pouvoir se lancer.
Pour autant, étant donné l'hétérogénéité des systèmes ferroviaires européens, cet appel peut sonner comme un voeu pieux.
Retard des TGV M
Autre frein pour SNCF Voyageurs, le retard des TGV M dont les premiers exemplaires ne sont pas attendus en service commercial avant le début 2026. 15 des rames commandées sont conçues spécialement pour le réseau italien mais rien ne dit que ces TGV seront parmi les premiers livrés par Alstom.
Toujours est-il que l'Italie est un enjeu stratégique pour l'opérateur qui vise 15% de parts de marché d'ici 2030.
"C'est un marché très intéressant avec une infrastructure récente, 56 millions de passagers par an sur la grande vitesse", expliquait en juin dernier à BFM Business, Alain Krakovitch, directeur de TGV et Intercités à la SNCF.
"Il y a un important potentiel de progression On vise notamment l'induction, c'est-à-dire attirer des gens qui ne prennent pas le train pour se déplacer. Selon nos études, 80% d'entre eux sont appétents au train", poursuit-il.
Marché stratégique
En proposant des liaisons à grande vitesse entre les principales villes italiennes, la SNCF attaque ainsi sur son pré carré Trenitalia qui dispose néanmoins d'un argument de poids avec 500 trains à grande vitesse en circulation.
De son côté, SNCF Voyageurs pourra profiter de péages 30 à 40% moins chers qu'en France pour proposer une politique tarifaire agressive. Low cost ou premium, la SNCF ne souhaite pas encore dévoiler son modèle économique pour le pays mais l'utilisation de TGV M tout neufs à plus de 30 millions d'euros l'unité ne plaide pas forcément en ce sens.
Plus globalement, SNCF Voyageurs entend en moins de 10 ans doubler le nombre de ses passagers en Europe. "Nous sommes capables d'atteindre ces objectifs de trafic en Europe en développant notre offre dans les pays où nous sommes déjà présents. Pour Eurostar par exemple, il y a encore beaucoup de voyageurs à aller chercher. En Italie, SNCF Voyageurs reste ouverte à la possibilité de desservir d’autres destinations, dont le sud, dès que les infrastructures le permettront", explique Alain Krakovitch, directeur de TGV et Intercités à la SNCF.