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Comment CMA CGM s'impose en nouveau mastodonte de la logistique et du transport

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Le groupe marseillais vient de signer avec Air France un accord clé pour développer son activité dans le fret aérien. En quelques années, son PDG Rodolphe Saadé a bouleversé le modèle d'affaires du groupe.

CMA CGM va bien, et ce n'est rien de le dire. Comme nombre de transporteurs maritimes, le groupe marseillais enregistre des performances records: 18 milliards de dollars de bénéfice net pour 56 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2021, soit une marge nette de 32%. Du fait, notamment, des "conditions de marché extrêmement favorables", comme le reconnaissait sans peine son PDG Rodolphe Saadé en mars, pour l'annonce des résultats annuels consolidés.

Mais aussi parce que le groupe mène une stratégie ambitieuse: en témoigne le rapprochement, officialisé ce mercredi après des mois de discussions, avec Air France.

Le groupe qui n'était il y a cinq ans, au moment du passage de relais de Jacques Saadé vers son fils Rodolphe, qu'un fleuron du transport maritime, va devenir un leader dans le domaine du fret aérien en Europe. Et, par la même occasion, mouiller dans l'actionnariat d'Air France en prenant 9% du capital de la compagnie aérienne.

Pas de quoi entamer ses finances: CMA a généré autant de profits en 2021 que TotalEnergies, avec 18 milliards de dollars collectés. Un bénéfice net multiplé par dix, s'appuyant sur la congestion de la logistique portuaire et l'explosion des prix du conteneur. Au point qu'il a fallu à la firme plafonner ses prix "spot" - pour les contrats immédiats - face aux difficultés des industriels.

De quoi, surtout, poursuivre l'impulsion émise par Rodolphe Saadé à sa prise de fonction, lui qui veut faire de son joyau un "intégrateur global", proposant transport maritime, aérien et terrestre, et solutions logistiques intégrées de bout en bout.

L'aérien, contexte favorable et perspectives d'avenir

L'aérien est la dernière brique apposée à cette stratégie multimodale, et pas la moindre. Le partenariat exclusif négocié avec Air France vient couronner un nouvel acteur en position de force, premier en Europe, challenger sur les lignes transatlantiques, alors que le fret aérien a bien résisté pendant la pandémie.

Les nécessaires livraisons de matériel médical, combinées à la congestion des livraisons maritimes, ont souligné la résilience du fret aérien: en 2020, en pleine pandémie, le segment pesait pour un tiers des revenus des compagnies aériennes, soit une augmentation de 15% ; en 2021, l'Association du transport aérien international (IATA) estimait que le secteur avait connu une hausse de 18,7% de la demande, soit la deuxième plus forte progression annuelle de la demande de son histoire. Les prix ont explosé et les revenus auraient pu être encore meilleurs si tous les avions passagers - qui offrent des soutes destinées au fret - avaient pu circuler sur ces deux années.

CMA CGM a profité de la tendance, en lançant sa branche cargo en mars 2021, avec quatre Airbus A330-200F. Un hub d'abord implanté à Marseille, sur ses terres. Et avec ses propres actifs, plutôt qu'en prenant des parts dans une compagnie. Les dossiers Air Caraïbes et French Bee avaient été un temps étudiés.

La petite flotte est ensuite boostée par une commande à Airbus pour quatre A350F. De quoi entrer en affaires à armes égales avec Air France: les nouveaux partenaires vont se partager 22 appareils. Cette fois, entre Roissy et Schiphol.

Et si les perspectives à long-terme du fret aérien sont logiquement incertaines - puisque son succès dépend de la situation logistique actuelle - Rodolphe Saadé y voit un instrument de diversification, et donc de stabilité, comme il l'explique aux Echos.

"Ensemble, nous allons pouvoir proposer à nos clients un réseau mondial, avec la possibilité de desservir les principaux ports et aéroports dans le monde. Nous pourrons ainsi développer de nouveaux marchés et être plus résistants face à d'éventuelles crises."

Un groupe logistique intégré

Car le modèle d'affaires traditionnel de CMA ne lui offre historiquement que peu de marges. Le transport maritime est soumis aux prix du conteneur, et depuis son arrivée à la tête de CMA en 2017, Rodolphe Saadé a insisté sur la nécessité de diversifier les activités du groupe pour grandir.

L'achat en 2019 du suisse CEVA Logistics signe un tournant. CMA CGM rapatrie les salariés de la compagnie suisse aux 7 milliards de chiffre d'affaires vers la cité phocéenne. La firme, qui bénéficie des clients de CMA, est ramenée à la profitabilité.

Elle devient ensuite une plateforme pour l'intégration des autres acquisitions du groupe, devenu hyperactif. Il absorbe d'abord Oxatis, une entreprise marseillaise spécialisée dans les solutions logistiques digitales et l'e-commerce, en 2020. Là encore, un groupe leader sur son marché des sites marchands.

Fin 2021, c'est plus de 3 milliards de dollars qui sont déboursés pour s'emparer d'Ingram Micro, un américain, qui devient le deuxième pilier de la logistique pour CMA CGM: il détient 59 entrepôts logistiques en Amérique du Nord et en Europe, particulièrement performants sur le créneau de commerce en ligne.

Le rachat de Colis Privé, en janvier, pour quelque 291 millions d'euros, vient compléter la chaîne, avec des solutions pour le "dernier kilomètre", complémentaires des activités d'Ingram et de Ceva.

La tendance n'est pas nécessairement vers un arrêt des achats : présent sur tous les types de fret, CMA CGM a sauté sur Gefco, pionnier du transport logistique d'automobiles en France, lâché par son actionnaire russe. De "simple" gestionnaire de porte-conteneur, CMA a bâti une plateforme logistique intégrée, au fort potentiel de croissance. Et a, au passage, doublé son chiffre d'affaires en cinq ans, apurant en partie sa dette au passage - celle-ci a été ramenée à 7,7 milliards en 2022, divisée par deux en un an à peine.

Consolidation et image publique

Les poches encore pleines, le groupe a par ailleurs investi sur d'autres actifs. Dans les terminaux portuaires, alors qu'il se montrait peu intéressé jusqu'à récemment, il a successivement mis la main sur un terminal du sous-exploité port de Los Angeles Long Beach. Puis ouvert une voie royale en Méditerranée avec la gestion du futur terminal polyvalent d'Alexandrie, l'un des plus prometteurs d'Afrique.

Rodolphe Saadé a aussi récupéré le terminal à conteneurs de Beyrouth, dans le pays qui a vu naître son père Jacques, fondateur de la Compagnie Maritime d'Affrètement en 1978, qui avait racheté la Compagnie Générale Maritime en 1996, au moment de sa privatisation

CMA CGM s'est aussi peut-être enfin offert une image publique, s'il le fallait, en achetant tout récemment le journal phocéen La Provence. L'offre de Rodolphe Saadé a été approuvée début mai, au nez et à la barbe de Xavier Niel. Symbole du fait que l'héritier Rodolphe Saadé est devenu un capitaine d'industrie à part.

Valentin Grille