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Que font les transporteurs maritimes des méga-profits engrangés depuis la pandémie?

Les grands groupes maritimes (Maersk, MSC, CMA-CGM...) génèrent des liquidités importantes pendant la pandémie. En l'absence d'une taxation progressive, elles investissent et gâtent leurs actionnaires.

Alors que la congestion subitement imposée au commerce maritime mondial au printemps 2020 avait fait exploser la demande en cargos, l'engouement n'a toujours pas baissé, et les armateurs s'en frottent les mains.

Car au total, 80% des biens manufacturés transitent par les mers, et nombre de matières premières ne sont pas assez rentables pour transiter par avion. Résultat: après une année chiffrée à 150 milliards de dollars, les compagnies maritimes continuent d'engranger des profits records, tirés par les prix. Dernier exemple en date, A.P. Møller - Mærsk, numéro deux mondial affiche un chiffre d'affaires en hausse de 35% sur un an (à 19 milliards de dollars sur le seul premier trimestre) et un EBITDA en explosion, plus que doublé pour atteindre les 9,1 milliards.

Un certain nombre de transporteurs sont en position de trésorerie nette, c'est-à-dire que leur solde de trésorerie est supérieur à leur dette totale, un phénomène rare dans le secteur", soulignait prosaïquement le cabinet Drewry en décembre.

Les plus grandes compagnies -les dix premiers acteurs du secteur capturent l'essentiel des revenus- s'asseoient désormais sur un confortable matelas de liquidités. Au point que pour calmer le jeu, certains ont décidé de geler le prix "spot" du conteneur en septembre.

Rachats d'action chez les Danois

L'une des destinations principales de ce trésor de guerre dopé aux dérèglements logistiques est tout désigné: l'actionnariat. Maersk vient de lancer une nouvelle tranche de rachat d'actions à hauteur de 5 milliards de dollars, à exécuter pendant deux ans. Elle suit une première tranche décidée en 2021 avec permis de redistribuer 1,25 milliard de dollars.

La firme danoise envisage en outre pour 2022 de réhausser les dividendes versés, avec un paiement pouvant monter jusqu'à 50% du profit net réalisé par la compagnie, contre 40% en 2021. L'année passée, le dividende se montait déjà à 10,7% du prix de l'action.

Un autre mastodonte a adopté cette stratégie: Cosco Shipping, leader chinois dans le secteur, a racheté 10% de ses actions. Et ces dernières ont elles-mêmes pulvérisé des records, comme le pointe prosaïquement Drewry:

La forte performance du secteur mondial du transport maritime par conteneurs a généré de jolies retombées pour les investisseurs en actions.

Le chinois Yang Ming a vu son cours augmenter de 1583% en 2021 ; les plus grandes compagnies ont doublé environ, comme Maersk (192%) et Hapag-Lloyd (123%).

Intégrations verticales

Outre les somptuaires retours aux investisseurs, les armateurs se livrent à une bataille acharnée du côté des investissements: la pandémie a mis en lumière les rigidités de certaines chaines de valeur autant qu'elle a donné aux compagnies les moyens de financer des changements.

Le nouveau "boss" mondial depuis janvier, le suisse MSC (Mediterranean Shipping Company), n'est pas coté en bourse et n'a pas eu de cadeau à faire. Il est tout affairé à une stratégie de rachat à tout va dans l'aval: depuis 2020, il a acquis 128 porte-conteneurs de seconde main, ajoutant une capacité de 500 000 EVP (volume d'un conteneur) pour un investissement estimé à 4 milliards de dollars par Alphaliner.

Et il tente désormais de faire main basse sur un autre joyau de la couronne maritime: les actifs africains de Bolloré Logistics, principal opérateur portuaire du continent. Les négociations, depuis leur annonce dans la presse, gravitent autour des 5,7 milliards de dollars. L'achat étendrait l'empire de l'armateur au monde des concessions portuaires.

Maersk, désormais dépassé alors que le trône lui revenait depuis 2004, mise lui sur la logistique, avec l'achat de LF Logistics, décidé fin 2021 pour 3,6 milliards. Et derrière, un autre champion se distingue par sa politique d'achats: le Français CMA CGM, numéro 3 mondial, vise le marché du commerce électronique avec l'américain Ingram Micro (2,65 milliards d'euros).

Il vient en outre de se renforcer sur le segment des premier et dernier kilomètres, en avalant Colis Privé pour quelque 300 millions d'euros ; et de profiter de l'actionnaire russe de Gefco pour mettre la main sur le logisticien automobile.

De minces retombées fiscales

Avec des poches encore pleines, les compagnies maritimes pourraient continuer à s'intégrer verticalement, alors que le secteur est déjà lourdement concentré: 150 des 190 milliards de profits opérationnels dégagés en 2021 revenaient à une dizaine de groupes.

Elles bénéficient jusqu'ici de la difficulté chronique à taxer le transport international, notamment maritime: leurs activités traversent par essence de multiples juridictions et des zones maritimes internationales. De nombreux pays ont ainsi imposé une taxe au tonnage, qui indexe le niveau d'imposition à la quantité de conteneurs en circulation.

Problème de ce système, il ne peut pas prendre en compte le prix des conteneurs. D'où les réclamations de l'israélien Zim (10e armateur mondial), assujeti à Tel-Aviv au taux local de 23% d'impôts. MSC, en Suisse, vient lui d'obtenir l'adoption du tonnage.

En pratique, les compagnies ont donc très peu à payer : selon des chiffres avancés par Bloomberg, Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd, les plus grandes compagnies listées, n'ont rendu qu'1 à 2% de leurs profits aux fiscs nationaux. Face à cette donnée, les régulateurs réfléchissent à taxer les émissions carbones des compagnies, en Europe ou au Japon, pour générer des retombées supplémentaires.

Valentin Grille