Des milliers de kilomètres de voies menacées: qui doit payer pour le rail français qui risque "un effondrement"?

L'équation est connue, ancienne et complexe. Comment faire face aux besoins colossaux du réseau ferré français vieillissant après des années de sous-investissements chroniques, en dehors du TGV?
Une chose est sûre, la direction de la SNCF alerte l'Etat depuis des années sur cette problématique, agitant le chiffon rouge des fermetures de lignes ou encore du ralentissement de la vitesse des trains.
A l'heure du TGV à 300 km/h, de nombreux autres trajets sur des trains classiques (Intercités et TER) qui représentent 80% des circulations, mettent aujourd'hui plus de temps que dans le passé, alors que le trafic global ne cesse de progresser.
Après des annonces gouvernementales qui n'ont jamais été suivies d'effets, comme le fameux plan à 100 milliards d'euros d'ici à 2040 pour le rail promis en février 2023 par Élisabeth Borne, l'Etat a enfin décidé de prendre le taureau par les cornes.
C'est l'objet d'"Ambition France Transports", une série d'ateliers visant à reposer les bases d'un système de financement durable, robuste et pérenne des transports publics jusqu'en 2040, mais sans grever davantage les finances de l'Etat.
Un constat qui fait froid dans le dos
Cet événement est l'occasion pour la SNCF de reprendre son bâton de pèlerin. A travers un nouveau rapport, le groupe a ainsi une nouvelle fois mis en avant l'état des 30.000 kilomètres de voie du réseau ferré français et les risques si on ne fait rien.
En moyenne, le réseau ferroviaire français a 29 ans de moyenne d'âge contre 17 ans en Allemagne par exemple, ce qui n'empêche pas le rail allemand de connaître d'énormes problèmes et d'avoir des besoins d'investissements colossaux.
"Si rien n’est fait, avertit la SNCF, c'est-à-dire que si aucun moyen supplémentaire n’est consacré à l’entretien des rails, du ballast et surtout des caténaires, ces fils en cuivre vieillissantes qui permettent d’alimenter les locomotives en électricité, 2.000 trains risquent d’être impactés quotidiennement dès 2028 par des retards, des travaux inopinés, voire des fermetures ponctuelles", peut-on lire.
Autrement dit, ce sont 4.000 kilomètres de lignes qui sont menacées par "un effondrement de la qualité de service" et même 10.000 kilomètres dans les années qui suivront.
"Les enjeux liés au réseau sont fondamentaux si on veut maintenir de la fiabilité, de la fréquence, de la performance", soulignait Jean-Pierre Farandou, patron de la SNCF lors d'une audition à l'Assemblée nationale fin 2024.
"Nous avons sous les yeux l'Allemagne qui n'a pas fait les efforts suffisants et connaît de gros problèmes de fiabilité", a indiqué Jean-Pierre Farandou. Outre-rhin, faute d'investissements, "la régularité des trains est tombée à 60%", a-t-il déploré.
Quels sont les investissements actuels dans le réseau?
C'est SNCF Réseau qui a en charge la maintenance et l'entretien du réseau (voies, caténaires, aiguillages, signalisation...)
Cette entité à 100% du groupe SNCF bénéficie de plusieurs sources de financement: l'Etat et l'Europe, les péages payés par les opérateurs qui empruntent les voies (dont SNCF Voyageurs) et une grande partie des bénéfices du groupe SNCF (1,6 milliard d'euros en 2024) réinjectés dans un fonds de concours.
En 2022, le contrat de performance sur dix ans entre l'Etat et SNCF Réseau, l'entité de l'entreprise publique qui a en charge le déploiement et l'entretien des voies et des aiguillages, prévoyait 3 milliards d'euros pour l'infrastructure par an, contre un milliard avant la réforme de 2018.
De quoi financer 1.600 chantiers majeurs dans l’ensemble des territoires pour remettre à neuf 1.064 km de voies et régénérer ou supprimer 492 aiguillages (situation de mars 2024).
Une somme insuffisante dénoncée par les syndicats, les associations d'usagers et même le régulateur des transports et les sénateurs.
Combien faut-il pour au minimum sécuriser le réseau?
"On a besoin de 4,5 milliards par an", sous peine de voir le réseau se dégrader et la régularité des trains plonger", indique Jean-Pierre Farandou.
Le calcul est donc assez simple: "il faudra mettre 1,5 milliard d'euros supplémentaires par an dans l'entretien du réseau à partir de 2027", ajoute celui qui est sur le point de quitter la direction du groupe. Ces nouvelles ressources doivent être "identifiées et sécurisées" d’ici la mi-2025, souligne le groupe.
"Cela ne le mettrait pas au niveau de celui de la Suisse ou du Japon. Mais cela permettrait d’arrêter l’effondrement irréversible de la qualité de service", ajoute-t-elle.
Ce chiffrage a d'ailleurs été validé par le gouvernement en place en 2023 qui indiquait vouloir revoir significativement la trajectoire financière du contrat entre l’État et SNCF Réseau pour la période 2021-2030".
Comment trouver l'argent?
Problème, entre ces déclarations passées et aujourd'hui, le contexte a bien changé: inflation, guerre en Ukraine, augmentation massive de la dette et du déficit public et donc austérité budgétaire. Les caisses de l'Etat étant vides, il faut trouver des alternatives.
D'autant plus qu'il n'est pas acté que la SNCF fasse des bénéfices chaque année. "S'agissant des années à venir, il est trop tôt pour estimer sa capacité contributive, qui dépendra de ses résultats", souligne l'entreprise publique.
L'opérateur peut compter sur un engouement sans précédent pour le train qui se traduit par une hausse de son chiffre d'affaires. Mais dans le même temps, elle doit financer l'achat de nouveaux TGV et encaisser la hausse de ses coûts.
Sur ces 1,5 milliard supplémentaire nécessaire à partir de 2027, la SNCF se dit prête à en mettre 500 millions. Reste donc un milliard à trouver tous les ans. Mais en réalité, les pistes de financement sont assez nombreuses, encore faut-il la volonté politique.
Quelles pistes de financement?
-Augmenter le prix des billets
C'est le levier le plus facile mais le plus sensible. Dans les dernières années, la SNCF s'est attachée à procéder à des augmentations moyennes inférieures à l'inflation. Mais le ressenti des clients est différent.
"Je rappelle que le TGV n’est pas subventionné. Il est important de couvrir nos coûts mais aussi de financer nos investissements. La seule solution pour couvrir ces investissements, c’est le prix de nos billets", expliquait en janvier dernier, Alain Krakovitch, directeur de TGV/Intercités.
-Faire plus contribuer les concurrents de la SNCF
Renfe, Trenitalia payent des péages à SNCF Réseau pour circuler. Ces péages sur les lignes les plus disputées comme Paris-Lyon sont très élevés et peuvent représenter jusqu'à 40% du prix d'un billet. Il s'agirait d'augmenter encore ceux des lignes les plus rentables.
En contre-partie, SNCF Réseau pourrait baisser ceux des lignes déficitaires pour inciter les opérateurs à se positionner dessus (et donc augmenter cette source de financement).
Encore faut-il que ces acteurs attaquent ces lignes peu ou pas rentables voires déficitaires, ce qui n'est absolument pas le cas aujourd'hui. L'Etat pourrait alors obliger un opérateur qui se lance sur une ligne TGV à proposer dans le même temps une desserte fine du territoire (où la SNCF est seule à opérer) et financer le réseau secondaire grâce aux péages.
Pour les syndicats, cela permettrait de restaurer un certain équilibre car la SNCF paye SNCF Réseau deux fois: à travers les péages de SNCF Voyageurs et à travers le reversement de ses bénéfices au fonds de concours. Pour Sud Rail par exemple, cette situation équivaut à une distorsion concurrentielle.
-Puiser dans la manne des autoroutes
C'est l'un des sujets centraux d'"Ambition France Transports" car les concessions exploitées par trois grands groupes (Vinci, Eiffage et l'Espagnol Abertis) arrivent à échéance entre 2031 et 2036. Elles génèrent environ 13 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an.
"L'État, je le crois, s'est volontairement privé d'une ressource qui était le véritable patrimoine des Français et qui aurait pu abonder de manière pérenne le secteur des transports pour trouver de nouveaux investissements, de nouveaux financements", a ainsi déclaré François Bayrou, Premier ministre.
"S'il y a une idée que j'exprimerai avec force, c'est qu'il faudra que les ressources dégagées par les autoroutes soient clairement fléchées vers le secteur des transports", déclarait également le ministre chargé des Transports Philippe Tabarot mi-mars.
-S'appuyer sur des dispositifs européens
Enfin, Jean-Pierre Farandou a également plusieurs fois évoqué la possibilité de capter une partie des revenus fiscaux tirés du système européen de compensation carbone pour l'aérien et le transport routier (ETS). La SNCF préconise également de s'appuyer sur les Certificats d’économie d’énergie (CEE), en affectant "une partie du revenu potentiel généré par l‘augmentation des objectifs d’économie d’énergie" .