Covid-19: ces centaines de milliers de marins bloqués en mer durant des mois

Une véritable "crise humanitaire", selon l’ONU. En septembre 2020, 400.000 marins du monde entier étaient bloqués en mer, faute de pouvoir débarquer, soit près d’un quart des effectifs totaux de la profession. Sans compter les milliers d’autres dans l’impossibilité de monter à bord d’un navire pour entamer leur mission.
En cause, les restrictions sanitaires imposées pour lutter contre la pandémie de Covid-19. D’un côté, des marins ayant achevé leur mission ont été interdits de débarquer dans certains pays craignant qu’ils ne participent à la propagation de l’épidémie une fois sur leur sol. De l’autre, des navigants dans l'incapacité de rejoindre le port d’embarquement pour assurer la relève d’équipage en raison de la fermeture des frontières.
Obstacles sanitaires
Difficulté de trouver un avion pour l’aller comme pour le retour, refus de demandes de visa, nécessité de fournir un test PCR ou d’observer une quatorzaine… Les marins, qu’ils s’apprêtent à rejoindre la zone d’embarquement ou à rentrer chez eux, se sont heurtés à des protocoles particulièrement stricts. Résultat, "dans beaucoup de pays il était impossible de faire des relèves", témoigne Pierre Blanchard, président de l'association Française des capitaines de navire (AFCAN).
Bien placé pour en parler, il a dû rester cinq mois à bord d’un gazier au début de la crise, quand sa mission n’en prévoyait que deux et demi. Comme lui, des dizaines de milliers de marins ont vécu les mêmes désagréments, contraints de prolonger leur contrat à défaut de pouvoir entrés dans le pays de débarquement et d’y être remplacés. Certains sont même "restés jusqu’à 20 mois sur les navires", assure Pierre Blanchard, rappelant que la durée maximale de service fixée par l’Organisation mondiale du Travail ne peut en principe excéder 12 mois.
"Ils ont été prolongés en espérant trouver au port suivant, ou à celui d’après, un pays où la relève aurait été plus simple", confirme Jean-Marc Lacave, Délégué général des Armateurs de France. Lesquels armateurs ont justement tenté de faire au mieux pour maintenir au maximum les relèves d’équipage, en supportant les surcoûts liés aux "aux quarantaines dans les hôtels, aux avions affrétés spécialement pour transporter les marins, aux taxis qu’il fallait réserver pour ne pas avoir à emprunter les transports en commun", explique encore Jean-Marc Lacave. Mais l’ampleur de la crise était tel que cela n'a pu suffire.
Travailleurs clés
Cette situation a exacerbé le sentiment de stress et de fatigue chez les navigants dont le métier est déjà reconnu comme l'un des plus pénibles qui soit. Avec des conséquences qui peuvent être lourdes: "Il faut imaginer ce que c’est de rester des mois et des mois sans espoir de débarquer. Des marins fatigués, c’est un risque accru d’accident, de burn-out. (…) Humainement, ce n’est pas acceptable", déplore le commandant Blanchard. "C’est un énorme souci, une énorme préoccupation sociale. (…) Hélas, il y a eu quelques cas de suicides", confie Jean-Marc Lacave.
Très vite, les cris d’alerte se sont multipliés. Jusqu’à ce que l’ONU finisse par intervenir: "Cette situation empêche les professionnels du secteur maritime de gagner leur vie ou de rentrer chez eux", s’est inquiété le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme. Et l’organisation d’appeler les Etats à accorder aux marins le statut de "travailleurs clés" pour faciliter le passage des frontières et leur permettre ainsi de rejoindre le port d’embarquement, ou tout simplement de retrouver leur domicile une fois leur mission achevée.
Reconnaître les marins comme "travailleurs clés" apparaît en effet plus que nécessaire lorsque l’on sait que le commerce mondial dépend à 90% du transport maritime et que le secteur a joué un rôle crucial pour maintenir la chaîne logistique depuis le début de la crise sanitaire.
Mais c’est aussi la vie de dizaines de milliers de familles qui est en jeu. Car la majorité des marins est recrutée dans les pays en voie de développement. 20% de la main d’œuvre provient par exemple des Philippines où la très grande pauvreté est encore pregnante. Et les revenus tirés de leur activité en mer –déjà particulièrement faibles pour la plupart- sont parfois les seuls dont dispose leur foyer pour subvenir à ses besoins. D’où la nécessité pour eux de pouvoir rejoindre les ports d’embarquement et d’assurer la relève d’équipage sans encombres.
"La France a bien travaillé"
La reconnaissance des marins en tant que "travailleurs clés" par certains pays ne s’est pas traduite dans les faits du jour au lendemain. "Cela a été une énorme déception pour moi. (…). En théorie, cela devait faciliter le passage des frontières. Mais entre les déclarations et la réalité, il y avait une énorme différence", regrette Pierre Blanchard, avant d’affirmer que "cela dépendait beaucoup de la volonté des Etats et de armateurs".
Si l’Europe a été pionnière dans la reconnaissance du statut de "travailleurs clés" pour les marins, "cela a mis du temps à se normaliser", se souvient encore le président de l’AFCAN. L’un des navires sur lequel il travaillait au début de la crise a par exemple dû être dérouté vers la France pour assurer la relève, rendue impossible en Espagne ou au Portugal.
Il reconnaît à ce titre que "la France a bien travaillé" en reconnaissant "très rapidement" le rôle crucial des marins. En octobre, il se rappelle avoir débarqué dans l’Hexagone en compagnie de marins africains qui "ont pu rentrer en Afrique sans problème". Même constat pour Jean-Marc Lacave: "Je dois saluer à cet égard le ministère des Affaires étrangères parce que nous avons depuis le début pu compter sur son réseau (…) pour débloquer des situations particulières".
200.000 marins toujours bloqués
Si quelques améliorations ont pu être observées ces dernières mois, la situation "n’est toujours pas réglée", regrette Jean-Marc Lacave. 200.000 marins seraient encore bloqués en mer en raison des mêmes difficultés de relèves d’équipage. Et seuls 57 pays sur les 174 que compte l’Organisation maritime internationale (OMI) ont accordé le statut de "travailleurs clés" aux marins. "C’est catastrophique. Les deux tiers des pays n’ont même pas cette volonté", s’agace Pierre Blanchard.
En février dernier, plus de 750 organisations et armateurs ont signé la "Déclaration de Neptune" pour appeler une nouvelle fois à lever les obstacles aux relèves. Car certains pays, notamment la Chine, se montrent encore extrêmement durs dans leurs restrictions sanitaires, empêchant la plupart des marins de poser pied à terre.
Les marins prioritaires dans la vaccination?
Au-delà d’un assouplissement des restrictions sanitaires pour les marins, l’Association internationale des armateurs (ISC), veut inclure ces derniers parmi les populations prioritaires dans la campagne de vaccination contre le Covid-19. "Il faut qu’on nous dise très rapidement à quel moment les marins pourront avoir accès aux vaccins. Et tant qu’il n’y a pas cette visibilité, qu’on n’exige pas dans certains pays que les marins soient vaccinés", met en garde Jean-Marc Lacave.
Le commandant Blanchard réclame lui aussi une protection rapide des navigants. Car d’ici quelques mois, "il y a de fortes chances pour qu’un certain nombre de gens soient vaccinés et que les compagnies aériennes réclament un passeport vaccinale". Sans avoir été vacciné, il deviendra dès lors très compliqué pour un marin de prendre l’avion pour rejoindre le port d’embarquement ou rentrer chez lui.
Afin que cette problématique ne soit pas à l’origine d’une nouvelle crise chez les marins, les professionnels du secteur ont d'ores et déjà transmis leurs revendications à la ministre de la Mer, Annick Girardin. Une réponse est attendue au début du mois d’avril.