BFM Business
Economie

Elle fête ses 100 ans en 2021: comment la Vache qui rit a conquis le monde

La Vache qui rit fête ses 100 ans en 2021 (ici, l'usine de Lons-le-Saunier, dans le Jura).

La Vache qui rit fête ses 100 ans en 2021 (ici, l'usine de Lons-le-Saunier, dans le Jura). - Groupe Bel

La célèbre vache rouge souffle sa centième bougie au mois de mai. Vingt millions de portions sortent chaque jour des usines du groupe Bel.

Difficile de ne pas la connaître. On pourrait presque en faire une publicité: entrez dans n'importe quel supermarché, vous y trouverez des boîtes de Vache qui rit. La célèbre vache rouge au sourire éclatant fête son centième anniversaire au mois de mai et, en un siècle, elle a conquis la France et le monde, bien loin de son Jura natal.

Pas moins de 20 millions de portions de fromage sortent chaque jour des lignes de production de la douzaine d'usines que possède le groupe Bel, soit l'équivalent de 5 milliards de portions par an. La recette est pourtant simple: un triangle de fromage fondu, pas très fort en goût, emballé dans une feuille d'aluminium et empilé dans sa boîte en carton blanche et bleue.

Il faut dire que, dès le départ, son créateur Léon Bel a vu juste. La première guerre mondiale vient de s'achever, et le fromage s'accumule dans l'entreprise de négoce de son père sans qu'il parvienne à l'écouler. S'inspirant d'un procédé mis au point en Suisse, Léon Bel se lance dans le fromage fondu. La marque "Vache qui rit" avec son égérie bovine rouge est déposée en 1921 par l'entrepreneur franc-comtois – le conditionnement en doses individuelles apparaît trois ans plus tard – et la production industrielle démarre dès 1926 dans sa nouvelle usine de Lons-le-Saunier. L'idée est d'en faire un produit populaire, peu cher, facile à transporter et à conserver.

Une ligne de production à l'usine Bel de Dole (Jura).
Une ligne de production à l'usine Bel de Dole (Jura). © Groupe Bel

Un pari réussi: la Vache qui rit est aujourd'hui confortablement installée dans les habitudes de consommation françaises. "C'est le symbole du fromage passé par l'industrie et qui, grâce à l'industrialisation, est devenu moins cher et beaucoup plus accessible", souligne Pascale Hébel, directrice du pôle consommation du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc). Selon des chiffres fournis par l'institut Kantar Worldpanel à BFM Business, le produit affiche un taux de pénétration de plus de 33% entre avril 2020 et mars 2021 – plus concrètement, cela signifie qu'un foyer sur trois a acheté de la Vache qui rit sur ces douze mois. Cela représente 29,1 millions de passages en caisse.

Un fromage de familles

Dans un marché du fromage globalement en berne dans l'Hexagone, les fromages en portions sont en pleine forme. Ces derniers regroupent tous les fromages vendus en barquette, en sachet, en boîte ou en filet, des tranches de Leerdammer (qui vient d'être vendu par Bel à Lactalis) à l'emmental râpé, en passant par les carrés de Kiri ou les Mini-Babybel (qui, eux deux, appartiennent toujours à Bel).

"L'habitude du fromage en fin de repas disparaît des habitudes quotidiennes françaises, d'où l'intérêt croissant pour ces produits. La Vache qui rit est même, en quelque sorte, précurseur", note Pascale Hébel, pour qui il faut aussi regarder du côté de la mode du snacking.

C'est avant tout un "fromage de famille": selon Kantar Worldpanel, les familles représentent près de la moitié des volumes vendus en grande distribution. Dans l'esprit du consommateur français, la Vache qui rit est presque indissociable de son image de fromage pour enfant. Facile à emporter dans le sac à dos, et surtout un goût beaucoup plus facile pour les plus jeunes qu'un fromage traditionnel. Mais on en oublierait presque qu'un consommateur sur cinq a plus de 65 ans: en réponse au manque de protéines chez les personnes très âgées, elle est régulièrement ajoutée au repas – dans la soupe, le plus souvent – pour qu'il soit plus consistant.

La Vache qui rit, c'est aussi un formidable succès marketing. La tête de bœuf imaginée par le dessinateur Benjamin Rabier pendant la première guerre mondiale pour illustrer des camions de ravitaillement en viande est reprise par Léon Bel pour illustrer son nouveau produit. De brune, elle devient rouge, elle est féminisée et redessinée plus souriante, et on lui ajoute ses boucles d'oreille. Depuis, elle n'a plus quitté sa boîte, et pas une seule campagne de publicité ne l'a oubliée en dix décennies. Le groupe joue volontiers sur le ressort de la nostalgie ou du patrimoine culinaire – un puissant levier marketing ces dernières années – pour se rappeler aux bons souvenirs des consommateurs.

The Laughing Cow

"Une marque est forte quand elle entre en résonance dans l'esprit du consommateur, qui reconnaît immédiatement ses caractéristiques. La Vache qui rit a très peu changé, cela rassure le consommateur", explique Véronique Pauwels, professeure à l'IESEG, à Lille. Et multiplie les effets des investissements publicitaires. Des tasses, des affiches, des tabliers, des peluches, des sacs, des coussins, des boîtes à sucre, des jeux de carte, des timbres, des porte-éponges, des horloges: en un siècle, la vache rouge s'est déclinée sur tous les supports possibles et imaginables. Pour les collectionneurs les plus chevronnés, certains possèdent des milliers de pièces, on parlera de "vachequiriphiles".

Un capital sympathie qui lui a permis de partir à l'assaut du monde. Les premières usines hors du territoire français voient le jour dès 1929 en Belgique et au Royaume-Uni, et le triangle d'aluminium traverse l'Atlantique dans les années 1970, puis s'installe en Afrique et en Asie. Quel que soit le sol où Bel pose le pied, la vache rouge est là. L'image est plus qu'efficace pour appuyer les idées de convivialité ou de produit familial que veut utiliser le groupe, plus que l'origine française. Le nom est traduit dans chaque pays: elle devient ainsi The Laughing Cow dans les pays anglophones, La Vaca que ríe pour les hispanophones, Con bò cười au Vietnam, Den Skrattande Kon en Suède, Veselá Kráva en Tchéquie ou Gülen İnek en Turquie.

L'animal est polymorphe. La recette originale n'est jamais tout à fait la même – elle est renforcée en fer au Maroc, en calcium et en vitamine D au Vietnam, le goût de fromage est plus prononcé aux Etats-Unis – et la taille des portions individuelles peut varier d'un pays à l'autre, selon les habitudes de consommation locales. À chacun sa Vache qui rit, selon les lieux et les époques. "La portion est un vrai terrain de jeu pour nous. Il n'y a pas vraiment besoin de changer le produit en soi. On peut facilement l'adapter aux goûts et aux besoins", souligne Pauline Prin Dumeste, directrice de la stratégie et de la communication à l'international du groupe Bel.

Fraise, bacon et sels de fonte

On ne s'en rend pas compte en France, car les Français sont plutôt rétifs à toute originalité lorsque l'on parle de fromage, même industriel, mais il existe aussi une multitude de déclinaisons de la recette originale. Un peu partout en Europe, le fromage fondu se marie avec le poivron, l'ail ou le jambon, on trouve des recettes au cheddar et au bacon aux Etats-Unis, au poulet rôti ou au crabe au Vietnam, aux olives du côté du Maroc. Des versions allégées (l'une des rares que l'on peut trouver en France), extra-allégées, sans lactose sont aussi vendues. En Asie, plus familière des mélanges sucré-salé, vous pourrez tomber sur la variante à la fraise.

Les nouvelles variétés mi-lait mi-protéines végétales lancées en 2021 aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Les nouvelles variétés mi-lait mi-protéines végétales lancées en 2021 aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne. © Groupe Bel.

Mais la Vache qui rit incarne le fromage industriel par excellence, et ce n'est plus forcément un atout aujourd'hui. La mode est à la naturalité, réelle ou supposée, et aux produits locaux. En France, l'utilisation croissante des dispositifs comme le Nutri-Score ou l'application Yuka, avec toutes les limites que présentent ce type d'outils, s'est ressentie dans les ventes: la Vache qui rit y est très mal notée en raison de la présence des sels de fonte, ou polyphosphates, des additifs alimentaires qui entrent dans la composition du produit pour la texture et la conservation à température ambiante. La version biologique les a abandonnés.

"On a senti les ventes en berne en France et dans le monde. On avait peut-être laissé un peu trop vivre la marque toute seule, elle semblait un peu poussiéreuse. On a mis un coup d'accélérateur avec une nouvelle campagne et on a inversé la tendance", assure Pauline Prin Dumeste. Reste à se réinventer pour rester dans la course. Trois nouvelles références, où des protéines végétales remplacent la moitié du lait, ont été lancées en début d'année en Amérique du Nord, en Allemagne et au Royaume-Uni. Des "blends" qui allient pois chiches et fines herbes, lentilles et curry, haricots rouges et paprika. En Europe, c'est la recette originale elle-même qui pourrait évoluer.

En Afrique et en Asie, ce sont aussi les vendeurs de rue qui distribuent la Vache qui rit. Partant du constat qu'ils sont plus nombreux que les supermarchés, Bel s'est appuyé sur ce réseau de distribution officieux pour élargir sa clientèle dans les mégapoles des pays émergents. Le fromage est vendu à la portion, et donc à bas prix. Et avantage non négligeable pour des villes sous des climats plus chauds qu'en Europe, il n'a pas besoin d'être conservé au frais. Pour convaincre ces vendeurs, le plus souvent des femmes, d'ajouter son fromage aux autres produits qu'ils vendent, l'entreprise garantit une formation et propose une micro-assurance santé au-delà d'un certain nombre de ventes.

Jérémy Bruno