Brexit: pourquoi un retrait ordonné du Royaume-Uni est encore loin d'être acquis

Le Royaume-Uni a largué les amarres. Avec le départ des Britanniques de l’Union européenne vendredi, c’est une nouvelle séquence qui démarre dans l’interminable feuilleton du Brexit. Et non des moindres. Car Londres et Bruxelles entrent désormais dans une période de transition qui promet d’être mouvementée.
Si les termes de l’accord de retrait prévoient que rien ne change pour les citoyens et entreprises durant cette période (le Royaume-Uni restera soumis à la législation européenne), les négociateurs des deux parties auront à mener d’âpres discussions jusqu’au 31 décembre pour dessiner leur relation future. Il s’agira de mettre ce temps à profit pour tenter de s’entendre sur des sujets aussi vastes que le commerce, les droits des citoyens ou encore la très sensible question de la pêche. Tout reste donc à faire.
En cas d’échec à trouver un accord pour une sortie ordonnée, Britanniques et Européens se sépareront brutalement à la fin de l’année. Un hard Brexit sans retour en arrière possible. Le Royaume-Uni sera considéré comme un pays tiers aux yeux de l’UE avec toutes les conséquences que cela implique pour l’île d’Irlande, le commerce, les transports, l’immigration, etc.
Calendrier de négociation très serré
Autant dire que le temps presse. Mais négocier un accord aussi vaste dans un délai aussi court semble périlleux. Sachant par ailleurs que l’équipe de négociation de Michel Barnier ne devrait pas obtenir son mandat avant le 25 février. Ce qui retarde le début des discussions au mois de mars. Sans oublier les procédures de validation et ratification de l’éventuel accord par les États membres et le Parlement européen qui devront nécessairement avoir lieu avant la fin de l’année. En clair, Londres et Bruxelles auront huit mois au mieux pour trouver un compromis. "C’est mission impossible", affirmait un diplomate européen il y a quelques jours.
L’accord de retrait prévoit néanmoins que les deux parties puissent se laisser davantage de temps en s’accordant avant le 1er juillet pour prolonger la période de transition d’un ou deux ans. Mais le Premier ministre britannique Boris Johnson et son célèbre "Let’s Get Brexit Done" a déjà fait savoir qu’il ne souhaitait pas actionner ce levier.
Avis de tempête sur la pêche
Outre la problématique du calendrier resserré, d’autres obstacles pourraient faire capoter les négociations et conduire le Royaume-Uni et l’Union européenne au bord de la falaise. Car certains sujets mis sur la table ont trait à des secteurs particulièrement sensibles pour lesquels les deux parties ne semblent, de prime abord, pas toujours suivre des objectifs communs. "Le plus dur est devant nous", a reconnu mercredi le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.
Sur la pêche par exemple -qui fait partie des trois thèmes de discussions prioritaires définis par Londres et Bruxelles avec la sécurité intérieure et extérieure et le commerce des biens-, la conclusion d’un accord sera loin d’être aisée. Les Européens, eux, veulent que leurs pêcheurs conservent un accès aux eaux britanniques d’où provient 20 à 30% de la pêche française. C’est dire l’importance de l’enjeu.
Mais leurs homologues d'outre-Manche ne l’entendent pas de cette oreille. Boris Johnson non plus d’ailleurs. Le Premier ministre britannique a déjà fait part de sa volonté de "reprendre le contrôle et d’exercer tous ses droits sur cette richesses maritime exceptionnelle". Il souhaite ainsi légiférer pour évincer les navires européens qui capturent environ six fois plus de poissons dans les eaux britanniques que les bateaux britanniques dans les eaux de l'UE. Le Premier ministre irlandais Leo Varadkar a quant à lui enjoint les Britanniques à faire des concessions sur la pêche afin d’obtenir d’autres concessions "en échange" dans d’autres domaines, en particulier le secteur-clé des services financiers.
Le sujet est si sensible que l’UE aurait indiqué qu’un accord sur l’accès à la pêche dans les eaux britanniques constituait une condition préalable à un accord global sur les nouvelles relations commerciales, selon un diplomate européen.
Un paradis fiscal aux portes de l’Europe?
L’autre grand thème de la discussion qui risque de donner du fil à retordre aux négociateurs portera sur la future relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE, après la période de transition. Boris Johnson a indiqué sur ce point qu’il souhaitait un "accord de libre-échange de type canadien sans alignement" sur les règles de l’UE en matière environnementale, sociale, fiscale… Contrairement à ce que souhaiteraient certains États membres.
"Nous ne nous alignerons pas sur les règles de Bruxelles, nous ne subirons pas les lois, nous allons sortir du marché unique et de l’union douanière", a encore rappelé le ministre britannique de l’Économie Sajid Javid. Mais dans ces conditions, les Européens craignent d'être victimes de concurrence déloyale. Plus rien n’empêchera en effet le Royaume-Uni de se transformer en paradis fiscal en s’affranchissant de toutes les règles européennes. La City deviendrait ainsi une sorte de "Singapour sur Tamise" aux portes de de l’Europe.
Alors, Bruxelles réclame des engagements clairs. Si les Britanniques veulent adopter d'autres normes, le "zéro tarif douanier, zéro quota" souhaité par Londres devra être garanti par un "zéro dumping", a souligné la secrétaire d'État aux Affaires européennes, Amélie de Montchalin. "Nous serons extrêmement vigilants sur les normes sanitaires, de production agricole", a-t-elle ajouté. Les sujets "fiscaux, sociaux", notamment la question des aides d'État, seront aussi au coeur des négociations.
De son côté, le nouveau président du Conseil européen Charles Michel a indiqué que l’Europe souhaitait "garder la relation la plus étroite possible dans tous les domaines" avec les Britanniques. Mais, "plus la Grande-Bretagne voudra diverger des standards européens, moins elle aura accès au marché intérieur européen", a-t-il prévenu. Si les deux parties ne parviennent pas à un accord avant la fin de l’année, ce sont les règles peu avantageuses de l’OMC avec des droits de douanes qui s’appliqueront.
Le sort des ressortissants
D’un côté, 1,2 million de citoyens britanniques vivent dans un pays de l’UE. De l’autre, 2,9 millions d’Européens sont installés outre-Manche. Que vont devenir ces expatriés une fois la période de transition achevée? A priori, ces derniers devraient conserver leurs droits. Même si les autorités britanniques exigent qu’ils remplissent un formulaire en ligne pour obtenir leur nouveau statut à partir du 1er janvier 2021.
En revanche, rien n’est décidé pour ceux qui souhaiteraient s’installer au Royaume-Uni après cette date. Il faudra donc tout reprendre à zéro. Les Britanniques ont en tout cas assuré qu’ils mettront fin à la libre-circulation des personnes.
Aucun traitement de faveur ne devrait être accordé aux ressortissants européens. "Notre sortie de l’UE offre une nouvelle occasion […] de nous assurer que tous ceux qui viennent ici seront traités de la même manière. Nous rendrons notre système d’immigration équitable", avait annoncé Boris Johnson en novembre dernier. Londres pourrait opter pour un système de visas à points, selon l’âge des candidats, leur niveau d’anglais et surtout leurs qualifications professionnelles. Objectif du Premier ministre britannique: "attirer les meilleurs talents du monde" et réduire l’accueil de migrants peu qualifiés.
Le casse-tête irlandais
D’autres points essentiels devront être réglés avant la fin de la période de transition. À commencer par le cas de l’Irlande du Nord. Car la solution trouvée dans le cadre de l’accord de retrait ne s’appliquera que si aucun autre mécanisme n’est trouvé d’ici là. Elle consiste à maintenir la province britannique dans le territoire douanier britannique tout en lui faisant respecter les règles du marché unique.
Concrètement, les produits entrant en Irlande du Nord en provenance de pays tiers se verront appliqués des droits de douane britanniques s’ils ne sortent pas du territoire. Les produits destinés au marché unique via l’Irlande du Nord seront en revanche soumis aux droits de douanes de l’UE. Les douaniers britanniques seront chargés des contrôles à l’entrée des produits dans la province ainsi que de l’application et de la collecte de la TVA selon les règles européennes.
Les discussions devront également porter sur de nombreux autres secteurs essentiels comme celui de la sécurité intérieure et extérieure, de la banque et de la finance, de la défense mais aussi sur la participation du Royaume-Uni au programme Erasmus. La question de la "facture du Brexit" qui permet à Londres d’honorer tous ses engagements pris envers l’UE sera aussi abordée. L’accord de retrait indique en effet que les deux parties se sont mis d’accord sur la méthode du calcul mais pas encore sur le montant à régler…
Au bord du précipice
Quoi qu’il arrive, "il est absolument clair qu’il y aura des conséquences négatives", a assuré le négociateur en chef du Brexit Michel Barnier. "Quel que soit l’accord que nous atteindrons sur notre future relation, le Brexit sera toujours une opération visant à limiter les dégâts", a-t-il déclaré, précisant que "nous devons tout reconstruire". Il a tenu à rappeler qu’en cas d’échec des négociations "ce ne sera pas la routine habituelle et le statu quo". "Nous devons affronter le risque d’être au bord du précipice, en particulier concernant le commerce", a-t-il prévenu.
Le scénario d’un Brexit sans accord n’est donc toujours pas écarté. S’il se réalise, la France mettra en oeuvre les mesures de contingence (douanières, portuaires, vétérinaires..) qu'elles avait envisagées en 2019. La France doit se "préparer à un tel scénario", il faut "être prêt à toutes les éventualités", a relevé Amélie de Montchalin qui s’est dite prête à se prononcer pour une prolongation de la période de transition si nécessaire.
En attendant, "une dizaine de tables de négociation" seront ouvertes "en parallèle" de la négociation sur l’accord commercial. L’idée est de trouver au plus tôt un compromis sur les sujets majeurs qui présentent un risque de rupture, dont la pêche. Quitte à négocier le reste plus tard.
Selon une source européenne, seuls "huit à dix cycles de négociation d'une semaine" pourront être organisés, "soit une quarantaine de jours de négociation pure". "On accorde deux ou trois semaines à chaque sujet et on voit ce qui est possible. Si le blocage est trop important, on passe à autre chose. Il y aura des thèmes bien avancés, d'autres iront nulle part", anticipe encore un diplomate.