Travailler moins mais mieux: quand le restaurant Les Grands Buffets s'improvise laboratoire social

Avec plus de 400.000 couverts assurés par an, les Grands Buffets sont une vitrine mondiale de la cuisine du chef Auguste Escoffier. À sa tête depuis plus de 30 ans, Louis Privat en a fait un véritable laboratoire social pour tester de nouveaux modèles d'organisation du travail plus respectueux du bien-être des travailleurs de l'hôtellerie-restauration. Une méthode qui semble payer: son concept de buffet à volonté a été récompensé cette semaine par la Liste, le guide mondial des meilleures adresses culinaires, pour son engagement dans la préservation et la mise en valeur du patrimoine culinaire tricolore.
Une solution à "la crise de la profession"
À ses débuts, les Grands Buffets avaient une organisation classique avec 2 jours de repos par semaine et l'établissement a décidé a décidé, dès l'an passé, d'instaurer 4 jours de travail par semaine. Mais il ne s'est pas arrêté là: le restaurant a dévoilé une nouvelle organisation interne pour 2025 réduisant la semaine de travail à 3,5 jours pour 3,5 jours de repos.
"Cette mesure s'inscrit dans une logique sociale globale qui ne date pas d'hier", avance Louis Privat, qui se targue d'avoir été le premier restaurant à adopter la semaine des 35 heures dès 1998, soit deux ans avant l'entrée en vigueur de la réforme de Lionel Jospin en 2000 (loi Aubry) qui l'a rendue obligatoire en France. "Je ne comprenais pas l'attitude des professionnels à l'époque", explique-t-il. "Il y a bien sûr un poids économique à supporter pour l'établissement, mais le gain en bien-être au travail n'est pas comparable".
"La semaine de 4 jours a renforcé l'engagement de nos collaborateurs et nous avons beaucoup moins d'absentéisme", pointe Louis Privat.
Ce dernier embauche plus de 220 personnes - en salle, en cuisine, mais aussi pour l'entretien et les tâches administratives - et se félicite de ne jamais avoir eu de demandes de revalorisation salariale. "Il faut enlever de la pénibilité au travail, car les salariés de la restauration sacrifient trop souvent leur vie de famille ou de couple", regrette Louis Privat.
Un sacrifice qui ne semblait pas déranger les talents du secteur "à l'époque d'Auguste Escoffier". "Mais c'est cette situation qui provoque aujourd'hui une crise de la profession et les problèmes de recrutement ne datent pas de la période sanitaire", déroule-t-il. "Comment voulez-vous convaincre un jeune aujourd'hui de travailler le soir, le weekend et pendant les vacances scolaires ?".
Imposer un "prix juste"
Pour mener à bien cette transition, le restaurant compte recruter 12 à 14% d'effectifs supplémentaires et ainsi permettre à toute l'équipe de bénéficier d'une demi-journée en plus par semaine. Si ce dispositif bénéficiera dans un premier temps aux maîtres d'hôtel et chefs de rang, il n'est pas exclu de l'élargir à d'autres métiers si le succès est au rendez-vous. En revanche, Louis Privat tente de rassurer la profession: "nous nous interdisons de recruter des profils qui sont en fonction chez nos concurrents".
Le principal défi restera d'organiser le chaos dans les divers plannings. "Une simple variable technique", selon Louis Privat, qui compte "s'appuyer sur l'intelligence artificielle" pour mieux s'y retrouver. Des "outils de gestion précis" nécessaires lorsqu'il s'agit de "prendre des décisions qui concernent l'humain".
"Il faut être sûr de pouvoir assumer le coût de cette transition et ne pas spéculer sur l'hypothèse de succès", confirme Louis Privat.
Pas question ici de mettre en place "une semaine en 3,5 jours" mais bien une semaine de 3,5 jours avec le même niveau de salaire que pour 35 heures hebdomadaire. "Il n'y a pas de recette miracle, si l'entreprise veut défendre un modèle social, il faut pouvoir le facturer", explique Louis Privat. Autrement dit, il faut être en capacité d'imposer un "prix juste" à ses clients pour que cela se répercute sur les salaires.
Maintien du niveau des salaires
En parallèle, ce dernier fait aussi valoir un maintien du niveau de salaires et des primes lors des fermetures engendrées par la crise sanitaire mais aussi le fait de réviser les grilles salariales chaque semestre pour prévoir une indexation à l'inflation plus juste.
"Il faut sortir d'une logique de faire bénéficier au client une maltraitance des salariés. Le salarié ne doit pas être la variable d'ajustement", insiste Louis Privat.
La branche de l'hôtellerie-restauration avait justement acté deux revalorisations successives en 2022 et 2023, un moyen notamment de renforcer l'attractivité des talents. Mais avec la progression de l'inflation, les bas de grilles salariales étaient encore plus susceptibles de se faire rattraper par le Smic. Car, comme près de la moitié des branches professionnelles en France, celle de l'hôtellerie-restauration avait un bas de grille inférieur au salaire minimum, dont 42% des salariés du secteur bénéficient.
Les Grands Buffets n'ont pas attendu ces accords de branche pour revaloriser les salaires. "J'ai fait le pari, par le biais de primes d'intéressement, d'augmenter les salaires de 30%", maintient Louis Privat qui décrit avoir pour cela augmenter le prix de ses menus de 5 euros, tout en informant ses clients de la possibilité d'annuler leur réservation en conséquence. Le restaurant a par ailleurs augmenté à nouveau ses prix dernièrement pour pouvoir justement supporter la semaine de 3,5 jours.