"On tape des poings dans le vent": la fatigue d'une partie des opposants à la réforme des retraites

Des manifestants contre la réforme des retraites à Bayonne le 28 mars dernier. - GAIZKA IROZ
Pierre, "un peu désabusé" depuis quelques jours, n'est pas sûr de descendre dans la rue jeudi. À 43 ans, cet employé à l'université Panthéon-Sorbonne est "partagé" à l'idée d'aller manifester une nouvelle fois contre la réforme des retraites, d'autant qu'il a déjà battu le pavé dans la capitale à six reprises depuis le début de l'année. À l'aube de cette nouvelle journée d'action, cet homme ne cache pas que la longueur du conflit social commence à lui "peser".
Jeudi, la France s'apprête à rentrer dans sa 11e journée de grèves et de manifestations, au lendemain d'une rencontre infructueuse entre Élisabeth Borne et l'intersyndicale. Si les syndicats appellent à "une forte mobilisation", "un étiolement de la lutte" était redouté par Jean-Luc Mélenchon à l'issue des manifestations du 28 mars dernier, où le nombre de manifestants avait un peu baissé.
"Les retraits de salaire commencent à peser"
S'il continue de penser qu'"il faut y être" jeudi pour "maintenir une pression" sur le gouvernement, il commence tout de même à être "mitigé sur le résultat final". "Je ne suis plus très sûr qu'on obtienne gain de cause...", confie à BFMTV.com ce responsable administratif. "Le gouvernement n'entend strictement rien des messages que nous voulons faire passer. Pour moi, aujourd'hui on en est rendus à la décision du Conseil constitutionnel".
Le Snuipp-FSU, premier syndicat dans les écoles maternelles et élémentaires, prévoit un nombre de grévistes en baisse jeudi par rapport à la dernière journée de mobilisation: "autour de 20%" d'enseignants du primaire, contre 30% d'enseignants le 28 mars. "On sent que ça devient de plus en plus compliqué de faire grève pour les collègues", a justifié à l'AFP la secrétaire générale du Snuipp-FSU, Guislaine David. "Les retraits de salaire commencent à peser", entraînant "un sacrifice financier".
"Les jours de manifestation, le travail n'est pas fait donc je dois rattraper ça le week-end", confirme Pierre, qui se voit contraint de travailler sur son temps libre, en plus d'avoir perdu environ 900 euros net sur son salaire, soit 150 euros par jour de grève depuis le début de la mobilisation.
Hésitations dues à la fatigue physique et mentale
"C'est vrai que c'est dur de tenir sur la durée, quatre mois, ça commence à faire long", reconnaît également Camille, qui rejoindra tout de même les rangs de la manifestation de Lille jeudi. "Au-delà des problèmes financiers qui se posent, il y a la fatigue physique et émotionnelle", pointe cette professeur de musique indépendante de 29 ans, qui a pris part à quasiment tous les cortèges lillois depuis janvier.
"Mine de rien, c'est lourd et exténuant d'enchaîner les manifestations. On passe ses journées à crier. Ensuite, on a du mal à dormir quand on a encore en tête les images des violences dans les cortèges: les gens blessés, les lacrymos..."
"Il y a des jours où je pense à l'annulation de la loi sur le CPE (contrat première embauche, en 2016) et je me dis que c'est faisable, qu'on va y arriver. Et d'autres où je repense au 49.3, à la répression féroce qui a lieu en ce moment et là je ne suis plus complètement sûre de moi", confie Valérie Mauduit, ingénieure en informatique à Paris, qui dit avoir été témoin de violences policières et avoir reçu des gaz lacrymogènes dans les yeux sans raison particulière, alors qu'elle déambulait à un endroit calme du cortège.
"Une bataille de l'usure"
Malgré ça, cette Parisienne de 50 ans envisage de se rendre dans le prochain cortège jeudi. "Ça m'a beaucoup choquée, et je dois bien dire que ça me fait un peu peur... Je ne veux plus que mes fils y aillent, mais je pense que moi j'irais quand même".
Ces derniers jours, des messages d'opposants à la réforme désabusés ont pu fleurir ici et là sur les réseaux sociaux, au risque de susciter parfois des réactions très virulentes. "Je suis le seul à penser qu'on a déjà perdu?", s'interrogeait par exemple lundi un vidéaste "désespéré" sur Twitter. "Fatiguée" par ces longues semaines de lutte, une autre jeune femme - qui ne souhaitait pas être citée - a même appelé les internautes à l'aider à se remotiver.
"Twitter j'ai besoin de ta force morale, dans cette bataille de l'usure contre la réforme des retraites et son gouvernement, je suis en train de perdre", écrivait-elle sur le réseau social, avant de nuancer:
"Attention, je ne pense pas que c'est perdu, mais 3 mois de lutte c'est vraiment long, et j'ai besoin de retrouver de l'énergie pour aller avec les copains me battre et pas rester dans mon lit".
"En face, aucune ligne ne bouge"
Face à l'intransigeance et "au manque de considération" de l'exécutif, Camille dit comprendre qu'une partie des gens soit lassée voire découragée. "Ce qui est dur mentalement, c'est qu'en face, aucune ligne ne bouge. Aucun dialogue, rien", lance-t-elle, "blasée" par "l'attitude hautaine d'un gouvernement qui ne veut rien entendre". "La semaine dernière, j'étais complètement démotivée", confie la jeune professeure. "On ne sait plus quoi faire, quel levier activer pour les faire réagir."
C'est la raison pour laquelle Benjamin, ingénieur de 32 ans à Vincennes, ne compte pas se rendre dans le cortège parisien jeudi, contrairement aux semaines précédentes. "On a l'impression de parler ou de taper des poings dans le vent", explique Benjamin, "frustré" par ces semaines de mobilisation qui selon lui "n'ont encore mené à rien". "Qu'il y ait 3 millions de personnes dans la rue, que le pays soit bloqué, ils s'en fichent royalement et ils l'ont bien fait comprendre".
Malgré ces doutes et la relative morosité ambiante qui plane au sein d'une partie des troupes ces derniers jours, les Français restent massivement mobilisés contre la réforme des retraites. Trois semaines après son adoption par 49.3 à l'Assemblée nationale, un sondage Elabe réalisé pour BFMTV estimait que 73% des Français interrogés se positionnaient en faveur de son retrait pur et simple.
"Depuis fin janvier, l’approbation de la mobilisation ne faiblit pas et oscille entre 60% et 68%", souligne le sondage, une dynamique qui "se distingue de l’essoufflement mesuré lors du mouvement social contre la réforme des retraites d’Édouard Philippe entre novembre 2019 et janvier 2020.