"Sans productivité, on déclenche des conflits pour les revenus": comment les meilleurs économistes expliquent ce décrochage "impitoyable" de l’Europe sur les États-Unis

Luttes incessantes pour le pouvoir d’achat, niveau de vie qui stagne, dépenses publiques qui explosent et déficits publics qui se creusent… Et si tous les maux de l’Europe actuelle (et de la France en particulier) avaient une cause unique ? La stagnation de la productivité. C’est cette question essentielle qui a été débattue ce vendredi 4 juillet aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.
“La question de la productivité conditionne à terme le niveau de vie, on sait que c’est la clé, assure Pierre-Olivier Gourinchas, le directeur des études économiques du FMI. C’est très difficile de la mesurer dans le court terme car il y’a des effets cycliques comme le choc du Covid ou celui de la crise énergétique. Mais quand on prend du recul, le verdict est sans appel et impitoyable."
"Il y a eu un décrochage en Europe par rapport aux Etats-Unis à partir du milieu des années 90. Le rattrapage de l’Europe après guerre a été effacé, la machine s’est enrayé. Et ça ne cesse de se dégrader, c’est encore pire maintenant qu’en 2010.”
Lente adoption des technologies
Si la productivité a tendance à stagner un peu partout dans le monde, c’est en Europe que le ralentissement est le plus fort avec des pays comme la France où elle recule même sur une période récente. Trois causes sont avancées pour expliquer ce grand déclassement du Vieux Continent. D’abord une mauvaise allocation de ressources tant humaines que financières. Le chômage plus élevé en Europe prive les entreprises de talents. Et l'épargne n’est pas suffisamment investie dans les secteurs à forte croissance potentielle.
Ensuite, l'adoption des technologies est trop lente au sein des entreprises. “Ce n’est pas parce qu'on n'a pas eu Apple, Google ou Amazon, tempère Pierre-Olivier Gourinchas. C’est le fait que l'adoption des outils technologiques dès les années 90 a été bien plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis. Et c’est particulièrement le cas dans les pays où il y a de la rigidité sur le marché du travail et où on préfère protéger l’emploi.”
Enfin, les experts pointent une forme de désenchantement du Vieux Continent. Les Européens ne semblent plus croire au dynamisme de leur territoire et préfèrent investir leur argent aux Etats-Unis où les rendements sont bien meilleurs.
“L’Europe n’arrivera pas à se moderniser si elle ne garde pas son épargne et envoie 400 milliards d’euros par an pour moderniser l’économie américaine”, résume l’économiste Patrick Artus.
Le développement récent de l’intelligence artificielle offre un exemple frappant. L’Europe tente de prendre le train en marche mais accuse déjà un retard en matière de moyens déployés. “La photo est très inquiétante, reconnaît Jean-Pierre Clamadieu, le président du conseil d'administration d’Engie. Actuellement, les Etats-Unis c’est 45% de l’énergie fournie aux data centers dans le monde, l’Europe ce n’est que 15% et ce retard dans l’adoption de ces technologies va nécessairement impacter notre productivité.”
Conflit pour le partage des revenus
Or sur le long terme, les salaires suivent mécaniquement l’évolution de la productivité. Les faiblesses européennes et françaises sont donc sources de tensions et de conflits présents ou à venir. “Quand on a une faible progression de la productivité, on déclenche un conflit pour le partage des revenus, résume Patrick Artus. On a des ménages qui se défendent, des entreprises qui se défendent et ça se fait au détriment des Etats qui doivent dépenser plus.
"Si on avait eu 2% de gain de productivité depuis 10 ans on aurait moins de dette et de déficit.”
Dans ce paysage assez sombre pour l’économie européenne, l’économiste et prix Nobel Esther Duflo vient apporter la contradiction. Selon elle, la productivité pourrait être mal mesurée car appuyée seulement sur les secteurs marchands qui sont les seuls quantifiables. “Prenez la santé par exemple, illustre-t-elle. Ça devient beaucoup moins reluisant pour les Américains. L'espérance de vie ne s'améliore pas, voire baisse. Pourtant les dépenses de santé y explosent. Alors que ce n’est pas le cas en Europe. C’est lié à cette notion de progrès. Qu’est-ce qu’on veut obtenir? Le but de l'économie ce n’est pas le PIB, c’est le bien-être.”
