Pas de Covid, pas de politique, pas de propagande: comment le jeu chinois le plus attendu a tourné au fiasco

Jeu le plus attendu de cette fin d’été, Black Myth: Wukong fait bien parler de lui, mais pas forcément comme il l’espérait. Le jeu du studio chinois Game Science, basé sur le roman populaire Les Pérégrinations vers l’Ouest, avait plutôt enthousiasmé les joueurs et les observateurs depuis plusieurs mois par sa beauté visuelle, son roi singe armé d’un bâton et ses débauches techniques sous Unreal Engine 5.
Un jeu qui se voyait en symbole d’une véritable entrée (enfin) dans une nouvelle ère du jeu vidéo, sur le plan technique. Mais à l’arrivée, c’est le retour de bâton dans le visage.
Prévu sur PS5 et PC pour le 20 août (sur Xbox Series par la suite), Black Myth n’aura même pas atteint la ligne de départ avant de déclencher une véritable polémique qui en dit finalement long sur sa toile de fond qu’il voulait cacher. Vendredi 16 août, alors que les premières critiques de la presse et des créateurs de contenus commençaient à fleurir un peu partout, un document a circulé rapidement sur internet sur les coulisses des tests.
Interdiction de parler de la politique chinoise
La semaine passée, Game Science, par l’intermédiaire de son département marketing, a fait parvenir aux créateurs de contenus l’ayant réclamé un accès au jeu accompagné du traditionnel document avec les consignes encadrant le test. Mais rarement les concernés n’avaient eu à faire face à de telles exigences, aussi improbables sur le fond et la forme.
Parmi les demandes formulées, ils ne doivent "pas insulter les autres influenceurs ou joueurs", "pas utiliser un langage ou un humour offensant" ou encore ne pas utiliser de contenus qui incitent à un discours négatif (politique, fétichisme, violence, etc.). Des consignes passées avant tout pour éviter les "vidéos buzz" sur Twitch ou YouTube avec des mots clés ou des moments qui pourraient être "clippés", car conçus comme drôles ou polémiques.
Mais là où les consignes ont fait rager les personnes concernées, c’est sur les dernières lignes:
- N’utilisez pas de mots déclencheurs tels que "quarantaine", "confinement" ou "COVID-19"
- Ne discutez pas de contenu lié à l’industrie du jeu, aux politiques, aux opinions, aux actualités, etc. de la Chine.
Difficile de comprendre le rapport pressenti entre un jeu se déroulant dans la Chine du VIIe siècle et des événements du XXIe, si ce n’est par l’origine du studio et les clichés qui peuvent en découler. En revanche, interdire de discuter de l’actualité chinoise, de l’industrie du jeu dans le pays ou de politique paraît davantage tenir de consignes à l’échelon national qu’à des visées internationales. À moins qu’ils ne s’agissent d’une consigne à laquelle les influenceurs et la presse chinoise sont habitués et qui a oublié d’être retirée du document envoyé au reste du monde…
Game Science s’expose là à une polémique qui n’a pas lieu d’être pour parler de jeu vidéo, Black Myth: Wukong étant décorrélé de l’actualité.
Là où la consigne s’apparente à une liberté d’expression bafouée, c’est aussi dans la demande faite de ne pas évoquer "de propagande féministe". Une référence sans doute à une enquête du site spécialisé IGN qui avait mis en lumière il y a quelques mois des problèmes de sexisme au sein du studio, ou bien une façon de se prémunir des attaques souvent formulées aux studios asiatiques sur la représentation de la femme trop sexualisée dans leurs jeux.
Communication déplorable et jeu pas à niveau
Reste que ces "exigences" laissent perplexe face aux techniques de communication. Le document n’a été envoyé qu’à certains créateurs de contenus, mais pas aux journalistes. Les accords sous embargo formulés avec l’envoi d’un accès au jeu sont monnaie courante et constituent généralement un accord de confiance entre testeurs et studios. Ils sont généralement constitués de directives organisationnelles (photos et infos à ne pas publier avant une date précise), notamment les informations à ne pas dévoiler trop rapidement pour éviter les spoils (en dire trop sur la trame narrative et diverses choses).
Très rarement, les directives n'encadrent autant un test plus sur le fond que sur la forme. Elles s’apparentent habituellement à du bon sens, mais certaines pratiques ces derniers mois ont mis en avant des dérives inquiétantes de la part de studios sur les exigences imposées aux influenceurs appelés à évoquer un jeu.

Si ces derniers ont souvent tardé à entrer dans le spectre de communication des éditeurs, par peur de les voir malmener le jeu dans leurs streamings en direct ou vidéo, les studios ont aussi désormais compris le potentiel croissant pour leur titre quand un streamer aux centaines de milliers d’abonnés "s’amuse" à multiplier les heures de jeu devant ses followers, entraînant à sa suite d’autres streamers. Un accord donnant-donnant au final pour les deux parties. C’est ainsi que les succès se sont enchaînés en début d’année entre Palworld, Supermarket Simulator ou même Helldivers II, tous portés par un engouement de créateurs de contenus et streamers.
Mais le revers de la médaille est parfois potentiellement violent, notamment lorsque la polémique ou le buzz négatif s’ensuivent (remontée de bugs, contenus pas à niveau, sujet polémique évoqué dans un stream, jeu qui lasse le streamer…). Certains jeux comme Suicide Squad: Kill the Justice League s’y sont noyés à vouloir choyer un peu trop fort les influenceurs.
La Chine aime-t-elle vraiment le jeu vidéo?
Par peur et méconnaissance des studios face aux influenceurs plus que par volonté de cadenasser les messages, les influenceurs se retrouvent de plus en plus souvent confrontés à des consignes qui peuvent apparaître "surréalistes" dans un contexte vidéoludique. La loi du secteur et du genre: les studios espèrent que beaucoup s’y plieront pour recevoir un code et pouvoir faire ainsi leur publicité. Eux en tireront possiblement une forte notoriété que la presse traditionnelle ne leur offrirait pas auprès d’acheteurs-joueurs qu’ils pensent plus faciles à convaincre.
Pour Black Myth: Wukong, jeu très attendu par les créateurs de contenus pour faire des vues, c’était la monnaie d'échange parfaite. Mais pour le studio, cela prend la forme d'une polémique grandissante sur ses pratiques qui a bien nourri de multiples vidéos particulièrement vues sur Youtube, Twitch ou X (ex-Twitter), mais pas comme il l'espérait.
Dans un pays où le jeu vidéo n'a pas toujours été bien perçu par les autorités, qui ont un temps tenté "de réduire l'addiction des plus jeunes" en leur limitant l'accès, puis d'encadrer les studios, portant aussi un coup aussi bien financier que moral au numéro du secteur Tencent, la Chine paraissait avoir assoupli sa position ces derniers temps. Plus ouverte aux jeux occidentaux, plus ouverte à la communication de ses studios? Cette polémique vient de nouveau mettre en lumière un rapport conflictuel à l'industrie et aux joueurs, dans un contexte de centralisation toujours plus forte du pouvoir chinois.
Une mauvaise publicité dont Game Science se serait bien passé pour son jeu phare, pas aidé de plus par les critiques de la presse. Si celles-ci ont souligné la qualité visuelle déjà connue du jeu et son intérêt, le jeu d’action-RPG est apparu entaché de multiples bugs qui en ont refroidi plus d’un. Des correctifs sont promis. Il faudra les faire sur le jeu et sur la communication pour rattraper le tout.