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Un employé montre une rose Centifolia dans les jardins du Domaine de la Rose, propriété de Lancôme, située sur quatre hectares de champs cultivés en agriculture biologique, à Grasse, dans le sud de la France, le 26 mai 2025.

Frederic DIDES / AFP

"Si vous ne cueillez pas le jour même, c’est perdu": à Grasse, la rose Centifolia, trésor fragile et convoité des parfumeurs de luxe

Dans les collines parfumées de Grasse, haut lieu historique de la parfumerie mondiale, se joue chaque printemps une scène discrète mais précieuse: la récolte de la rose Centifolia, une fleur très convoitée, destinée aux parfums les plus luxueux. Au Domaine de la Rose de Lancôme, cette tradition florale devient un véritable acte de haute couture, alliant terroir, excellence artisanale et innovation responsable.

À Grasse, berceau des senteurs les plus raffinées, les grandes maisons de luxe comme Lancôme, Dior ou Chanel viennent puiser l’essence d’un savoir-faire ancestral et misent sur la rose Centifolia, variété emblématique des parfums de luxe. La récolte, traditionnellement au mois de mai, commence seulement quand la fleur, aussi appelée "rose à cent feuilles", a décidé de s'ouvrir. Un savoir-faire local en matière de parfumerie qui a d’ailleurs été classé au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.

Avec sa bâtisse rose, sa porte ronde et ses grandes baies vitrées, le Domaine de la Rose, acheté en 2020 et ouvert au public une fois par mois, est bien plus qu’une vitrine pour Lancôme. La marque y cultive aussi des fleurs telles la rose Centifolia, le jasmin, la verveine ou encore l'iris qui serviront ses parfums.

Domaine de la rose , Lancôme
Domaine de la rose , Lancôme © Lancôme

La marque de luxe du groupe L'Oréal, qui célèbre ses 90 ans et dépasse les 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, a fait des sept hectares du domaine un lieu de culture et d’expérimentation. En son cœur, la rose Centifolia pousse entourée de murets en pierres sèches, sur un sol riche en calcaire et en argile, traversé par plusieurs sources naturelles.

"Quand il n’y en a plus, il n’y en a plus"

Les quelques tonnes de roses Centifolia récoltées chaque année sont utilisées dans 14 parfums en édition limitée, vendus au-delà de 200 euros le flacon, comme les créations Rose Centifolia Extrait 1 ou Absolue 6am Rose. Avec son odeur particulièrement puissante et sa couleur profonde, cette variété de rose est une fleur de haute couture, extrêmement délicate.

"Si vous ne cueillez pas le jour même… c’est perdu", explique Antoine Leclef, responsable des cultures, qui supervise les 40.000 rosiers du domaine.
Rose Centifolia
Rose Centifolia © Frederic DIDES

Entre la cueillette et la transformation en absolu (un extrait utilisé pour la fabrication de parfums) par l’entreprise Firmenich, "il n'y a pas plus d'une heure et demie", précise Antoine Leclef. Il faut 800 kilos de roses pour produire un seul kilo d’absolu. Un orage, le passage d’un sanglier… et toute la récolte peut être compromise.

"C’est la règle du luxe: quand il n’y en a plus, il n’y en a plus. Dans ce cas, il y aura simplement moins de bouteilles", selon Lucie Careri, directrice du domaine.
Lancôme
Lancôme © Lancôme

Lancôme, Chanel, Dior…

"C'est une expertise, comme la broderie à la main, qui peut se perdre", explique Sabrya Meflah, présidente de Fine Fragrance de International Flavors and Fragrances (IFF), un des plus gros fabricants mondiaux de parfums pour de grandes marques, qui a créé son "Atelier du parfumeur", une "Villa Médicis" de la profession.

"On ne peut pas rivaliser avec des pays comme la Bulgarie ou la Roumanie qui ont des centaines d'hectares de roses, mais la rose que nous avons ici est exceptionnelle", assure Diane Saurat, experte en parfums du Domaine de la Rose.

"Les volumes étant ce qu'ils sont, il n'y a que des grandes maisons de luxe qui ont une chance de pouvoir se servir."

En effet, Grasse attire depuis longtemps les grands noms du luxe. Chanel y a un partenariat exclusif avec la famille Mul pour son célèbre Chanel N°5 et est la seule à posséder, depuis 1987, une usine d'extraction en plein champs, évitant les intermédiaires. Dior (LVMH) a également passé des accords d'exclusivité avec plusieurs producteurs grassois. La marque, à l'image de Louis Vuitton et Lancôme, est membre de l'association "Les fleurs d'exception du pays de Grasse" qui promeut l'agriculture biologique locale.

Domaine de la rose, Lancôme
Domaine de la rose, Lancôme © Lancôme

"À Grasse, historiquement, le rapport entre agriculteur et industriel était plutôt dominant-dominé", estime Laetitia Lycke, directrice de l'association. "Aujourd'hui, des contrats passés entre les grandes entreprises et des jeunes agriculteurs permettent à ces derniers de se lancer."

Nouveaux partenariats et sanctuarisation

Laetitia Lycke reconnaît aussi d'autres avancées ces dernières années comme celle "d'avoir mis autour de la table 10 industriels qui habituellement sont dans la compétition, pour s'accorder sur un cahier des charges pour l'indication géographique" Absolue de Grasse.

"On attend aussi que ces grandes maisons nous permettent de réintroduire des plantes oubliées, ajoute-elle, cela offrirait des nouveaux débouchés à nos agriculteurs."

"On n'arrivera jamais aux 5.000 producteurs des années 50, parce qu'il n'y a plus la même superficie de terres même si 70 hectares ont été sanctuarisés par le maire, mais on a encore une belle marge de progression", conclut Laetitia Lycke

Des employés récoltent des roses Centifolia dans les jardins du Domaine de la Rose, propriété de Lancôme, situé sur quatre hectares de champs cultivés de manière biologique, à Grasse, dans le sud de la France, le 26 mai 2025.
Des employés récoltent des roses Centifolia dans les jardins du Domaine de la Rose, propriété de Lancôme, situé sur quatre hectares de champs cultivés de manière biologique, à Grasse, dans le sud de la France, le 26 mai 2025. © Frederic DIDES

La renaissance de l’agriculture florale à Grasse repose donc, en partie sur des partenariats renouvelés entre grands noms de la parfumerie et jeunes agriculteurs. Ces collaborations, plus équitables qu’autrefois, redonnent vie à des cultures et offrent une alternative plus pérenne.

En sanctuarisant certaines zones et en encourageant la biodiversité, les acteurs du secteur défendent une certaine idée du luxe, profondément attaché à son territoire.

Juliette Weiss avec AFP