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"Elle a un Himalaya à franchir": des slips bradés dans les friperies aux produits dérivés sans fin, Pierre Cardin veut redevenir une marque chic et le pari n'est pas si impossible

Défilé Pierre Cardin

Défilé Pierre Cardin - AFP

Cinq ans après la disparition de Pierre Cardin, son héritier Rodrigo Basilicati-Cardin s’efforce de redonner vie à une maison de mode déstabilisée par des décennies de licences incontrôlées. Entre fidélité à un héritage et nécessité d’un repositionnement, la griffe futuriste tente de revenir sur le devant d’une scène mondiale, devenue un temps machine infernale. Mais est-ce encore possible?

Des cravates, des sèche-cheveux, des casquettes de baseball, des cigarettes… La maison de couture Pierre Cardin a connu l’âge d’or, puis la chute. Aujourd’hui, Rodrigo Basilicati-Cardin, héritier de la maison et actuel directeur général, promet une renaissance fondée sur la jeunesse, le digital et la redécouverte des archives. Le salut est-il proche?

Un empire sous licences

Dans les années 1950, alors que la haute couture vit sur ses mythes et ses salons, Pierre Cardin — qui a commencé sa carrière auprès de Christian Dior en 1946 — imagine alors une mode planétaire. Son idée est simple et révolutionnaire: diffuser à grande échelle. Produire à Paris, créer le style, puis déléguer la fabrication et la distribution à des partenaires étrangers sous forme de licences. Une manière d’émanciper la création des contraintes du commerce, tout en assurant sa prospérité. Rodrigo Basilicati-Cardin, son neveu et aujourd’hui président de la maison, résume ce modèle hérité:

"La mode n’a d’intérêt que si elle est diffusée. C’est le concept de Pierre Cardin. Il voulait être libre de créer, sans se soucier des ventes immédiates. Produire à Paris, laisser les pays partenaires fabriquer et vendre."

Un pari gagnant. Dans les années 1980, le nom Pierre Cardin s’affiche partout: costumes, montres, parfums, réveils, vaisselle, chaises et même cigarettes. Précurseur, il s’était très tôt tourné vers l’Asie, où il jouissait d’une grande notoriété. Il s’était d'ailleurs rendu dès 1957 au Japon, alors en pleine reconstruction, et avait organisé des défilés en Chine dès 1979.

Pierre Cardin en 2019 à Troyes
Pierre Cardin en 2019 à Troyes © BERTRAND GUAY / AFP

Devenu milliardaire, il gérait plus de 800 produits dérivés par près de 350 licenciés dans le monde (jusqu’à 900 au plus fort de son succès, dans une centaine de pays), pour un chiffre d’affaires estimé à 1,5 milliard d’euros. Ce système, basé sur des droits d’exploitation et le versement de royalties, était si unique qu’il donna naissance à un mot: la "cardinalisation".

"J’ai toujours été indépendant et libre, les autres c’est Arnault, Pinault", confiait-il en 2019. Je suis dans ma vérité, même si je me trompe. Je ne me suis pas trompé. J’ai cru en Cardin."

Les années sombres

Mais le revers de la médaille est cruel. À force d’être partout, la marque se vide peu à peu de sa substance. Dans les années 1990, nombre de produits se retrouvent bradés dans les friperies, en tête de gondole de supermarchés ou sur les étals des vide-greniers. L’aura avant-gardiste s’effrite, remplacée par une image kitsch qui ne fait plus rêver.

"Être partout, c’était son rêve, reconnaît Rodrigo Basilicati-Cardin. Mais il l’a mal géré, disons qu’il ne l’a plus contrôlé."

Refusant de déléguer, Pierre Cardin, alors octogénaire, s’accroche à son œuvre, jusqu’à l’immobilisme. Ne pouvant plus voyager, ses collections perdent en cohérence, les licences prolifèrent sans supervision, les produits se ressemblent et la marque, jadis symbole d’audace, devient un conglomérat désordonné.

Un défilé Pierre Cardin en 1968
Un défilé Pierre Cardin en 1968 © AFP

Pour ne rien arranger, en 2024, la Commission européenne inflige une amende de 2,2 millions d’euros à la société Pierre Cardin, assortie de 3,5 millions pour son licencié allemand Ahlers, pour entente anticoncurrentielle entre 2008 et 2021.

Une tache supplémentaire sur une maison déjà affaiblie, accusée d’avoir "fragmenté artificiellement le marché intérieur européen". L’entreprise assure que ces "pratiques anciennes" sont désormais révolues, mais l’épisode illustre bien les dérives d’un empire bâti sur la délégation et parfois, sur le laisser-faire.

Le grand chantier de la reconstruction

À la mort du couturier en décembre 2020, la mission est immense: hériter d’une légende tout en réparant un système à bout de souffle.

Rodrigo Basilicati-Cardin
Rodrigo Basilicati-Cardin © AFP

Rodrigo Basilicati-Cardin, ingénieur et concepteur graphique de formation, qui travaillait avec son grand-oncle depuis la fin des années 1990, s’attelle à la tâche. D’abord, reprendre le contrôle. Voyager. Aller à la rencontre des licenciés.

"Il est capital d’être sur place pour gérer un business model de cette sorte. Pierre, à la fin, ne pouvait plus se déplacer. Moi, je veux aller voir les équipes partout dans le monde, comprendre leurs besoins, recréer du lien."

Un choix que salue Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, interrogé par BFM Business: "Les licences ne sont pas un problème en soi, à condition qu’elles soient accompagnées, encadrées et animées. Les licenciés peuvent au contraire tirer la marque vers le haut si un vrai dialogue créatif s’instaure." Avant d'ajouter:

"C’est un Himalaya à franchir, mais c’est tout à fait possible."

Selon lui, pour réussir ce virage, la maison doit être alignée sur plusieurs piliers: créativité, digitalisation et valeurs RSE. Yann Rivoallan cite d’ailleurs l’exemple de la maison, Carven, relancée en 2018 par le groupe franco-chinois ICCF: "Carven a su redonner sens à sa marque en misant notamment sur la mode durable et une image plus cohérente." Et de conclure:

"Cardin possède encore une force inestimable: son nom. Les gens le connaissent, ils y associent une époque, un style, un imaginaire. C’est un capital symbolique immense! "
Carven, automne 2024
Carven, automne 2024 © Carven

Preuve en est, dans la version française du film Retour vers le futur, sorti en 1985, Marty McFly se voit rebaptiser… Pierre Cardin par sa mère, qui lit ce nom sur ses sous-vêtements: un clin d’œil culturel révélateur de la place du couturier dans l’inconscient collectif français. Interrogé par BFM Business, Laurent Thoumine, directeur exécutif Europe du secteur Retail chez Accenture, voit en Pierre Cardin une marque puissante, mais confuse.

"La marque Cardin reste un nom fort, porteur d’un imaginaire unique, et elle dispose encore d’un très grand potentiel, analyse-t-il. Mais pour performer, elle doit reprendre la maîtrise de ses canaux de distribution et surtout identifier LE produit iconique. Regardez Moncler et sa doudoune, Hermès et son Kelly: ce sont des emblèmes qui racontent tout un univers, un savoir-faire, un statut", poursuit-il.

Pour Laurent Thoumine, la reconstruction passera donc par une clarification profonde de l’identité et de l’offre:

"Pierre Cardin doit puiser dans ses archives pour bâtir un brand book fort, cohérent et émotionnel. Il faut aussi définir des gammes de prix claires et retrouver une certaine lisibilité."
Accessoires Pierre Cardin
Accessoires Pierre Cardin © Pierre Cardin

L’expert d’Accenture établit enfin un parallèle avec Courrèges, autre maison historique revenue au premier plan grâce à une direction artistique affirmée: "Courrèges a su se réinventer à travers des directeurs artistiques puissants, qui ont traduit l’héritage en désir contemporain. Cardin pourrait envisager la même voie. Un directeur artistique charismatique, capable de synthétiser son ADN futuriste, serait, selon un accélérateur majeur."

Reconnexion numérique et retour sur scène

Autre chantier majeur pour la griffe, celui de la digitalisation. Paradoxalement, la maison Cardin, qui avait bâti sa gloire sur la diffusion mondiale, n’avait jamais réellement pris le virage numérique. Pierre Cardin, fidèle à sa vision artisanale, refusait l’idée d’un e-shop, convaincu que la mode devait se voir, se toucher, s’expérimenter. Son neveu prend aujourd’hui le contrepied en lançant la première plateforme de vente en ligne de la maison. Le site accueillera notamment une ligne exclusive baptisée Heritage, composée de pièces d’archives restaurées, certaines âgées de plus d’un demi-siècle. Mieux vaut tard que jamais.

Le second levier de ce renouveau se joue sur le terrain culturel. Depuis deux ans, Pierre Cardin multiplie les initiatives scéniques et les apparitions sur les podiums, comme un retour à la lumière après des décennies d’absence médiatique. En mars 2023, la maison fait son retour au calendrier officiel du prêt-à-porter féminin, à Paris après 25 ans d’absence, redonnant ainsi à ses créations une scène et un récit.

Le 4 octobre 2025, c’est à Athènes que la griffe a dévoilé, pour la première fois, un spectacle de danse chorégraphié par le célèbre danseur Roberto Bolle. La marque ne veut plus être seulement une étiquette collée sur des produits, mais une entité vivante, incarnée par des artistes et des créateurs.

Former la relève et réinventer les licences

Ce retour s’accompagne également d’un travail avec la jeunesse. Rodrigo Basilicati-Cardin mise sur une génération qui n’a pas connu le couturier, mais qui en perçoit l’aura.

Pierre Cardin Young Designer Award 2024
Pierre Cardin Young Designer Award 2024 © AFP

Avec le Pierre Cardin Young Designer Award, concours international lancé dans une dizaine de pays, la marque propose à plus d’un millier d’étudiants en design de s’imprégner de la maison et de retranscrire leur vision en créations. Les lauréats rejoignent les ateliers Cardin pour une immersion de plusieurs mois. La marque s’offre ainsi un bain de jouvence, non pas comme un artifice marketing, mais comme une véritable passerelle vers l’avenir.

Enfin, le chantier le plus complexe reste celui des licences — fondatrices mais destructrices. Rodrigo Basilicati-Cardin entend maintenir le réseau des quelque 350 licences actives à travers le monde, mais selon une logique nouvelle: la fidélité à l’esprit créatif de la maison devient désormais la condition sine qua non du partenariat.

En effet, chaque licence devra prouver sa capacité à prolonger la vision esthétique de Cardin plutôt qu’à l’exploiter. Cette exigence s’accompagne d’un suivi plus rigoureux, d’échanges constants et d’une supervision directe du siège. L’idée n’est plus de multiplier les produits, mais de recréer une cohérence stylistique et qualitative à l’échelle planétaire.

Juliette Weiss