Ils dépensent à eux seuls 213 milliards d'euros dans le luxe chaque année: qui sont les "very important clients", choyés par les grandes maisons?

Alors que les géants français du luxe, LVMH et Kering, affichent des résultats en baisse pour le premier semestre 2025, un bastion résiste et tire son épingle du jeu: la joaillerie. À contre-courant des tendances moroses du secteur, ce segment bénéficie d’un soutien précieux, celui d’une clientèle au pouvoir d’achat démesuré et à la fidélité inébranlable: les VIC, ou "Very Important Clients".
Plus qu’un marché de niche, ces clients deviennent aujourd’hui l’axe stratégique de nombreuses maisons. Mais alors, qui sont ces clients et comment les séduire?
Le luxe face à une polarisation de sa clientèle
La baisse est nette: LVMH a vu ses ventes chuter de 4% par rapport à l'année dernière, avec une division mode et maroquinerie en recul de 8%. Chez Kering, le chiffre d'affaire au premier semestre 2025 est en baisse de 15%, notammrent marqué par la perte de désirabilité dont fait preuve sa griffe phare, Gucci. En effet, la marque de mode italienne a enregistré un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros, soit 25% de moins par rapport à l'année précedente.
En face, Richemont, groupe suisse spécialisé dans le "hard luxury", soit la joaillerie et l’horlogerie, affiche une progression de 11%, porté notamment par le succès de maisons comme Cartier ou Van Cleef & Arpels. Pourquoi un tel écart? Comme le notait Deutsche Bank en avril, la joaillerie est moins pénalisée que les autres secteurs du luxe par la disparation de la clientèle dite "aspirationnelle", et qui a tendance à opter pour les articles moins onéreux.
Forcément, ça donne des idées à la concurrence. Dernièrement, c'est la maison Bulgari, propriété du groupe LVMH, qui a inauguré l’agrandissement de sa Manifattura, portant l’espace à 33.000 m² et devenant ainsi le plus vaste site joaillier monomarque au monde. Objectif: doubler les capacités de production d’ici 2029 et dépasser les 1.600 collaborateurs. Un investissement motivé en grande partie par la demande croissante… des "Very Important Clients".

En effet, la joaillerie et la haute joaillerie, souvent perçues comme des valeurs "refuges", reposent sur une clientèle plus stable et plus exclusive, insensible aux fluctuations économiques: les fameux VIC, ces acheteurs au cœur des stratégies de croissance. Leur profil est aussi discret qu'influent. D’après le quotidien économique italien Il Sole 24 Ore, on en dénombre environ 600.000 dans le monde —un chiffre qui devrait atteindre le million d’ici 2030— et ces derniers possèdent un panier moyen 200 fois supérieur à celui d'un client classique.
Expériences, personnalisation, relations privilégiées…
Leur ticket d’entrée? Au moins 50.000 euros de dépenses annuelles et dans certaines grandes maisons de luxe, il s'agit de débourser entre 100.000 et 200.000 dollars par an pour être considéré comme un Very Important Client. Ces acheteurs présenteraient plus de 213 milliards d’euros de consommation par an, soit près d’un quart du chiffre d’affaires mondial du secteur pour moins de 1% de la clientèle. Selon Bain & Company, ce sont même les 2% les plus riches qui concentrent 40% des ventes de l’industrie du luxe. Un levier crucial en période de ralentissement économique.
"Les VIC sont les meilleurs clients de nos clients. Leur degré d’exigence est tel que chaque interaction doit être préparée comme une performance", précisent Annabelle Cordonner et Eva Mollier, de la conciergerie privée John Paul.
Voyages confidentiels dans les ateliers, dîners avec les créateurs, accès à des pièces exclusives ou sur mesure, premiers rangs aux défilés… Leur fidélité s’achète à coup d’attention et de reconnaissance symbolique.
"Ces clients sont particulièrement sensibles à l'hyper-personnalisation. Au-delà des produits qu'ils achètent, ils veulent des attentions. Par ailleurs, il s'agit aussi d'être honnête et de ne pas vouloir leur vendre tout et n'importe quoi. Ils sont très connaisseurs et notre argumentaire de vente ne doit pas être un énième discours commercial, cela les fait fuir", souligne Benjamin Serretta, ex-vendeur au sein de la marque de luxe Gucci, à BFM Business .

Certaines maisons ont fait de cette clientèle un axe stratégique: la plateforme de e-commerce de luxe Mytheresa a conçu un programme VIC autour de stylistes personnels et de livraisons ultra-premium. Des maisons comme Gucci, Dior ou Tiffany multiplient les salons privés et les expériences sur-mesure, loin du commerce standardisé. À l’image de Boucheron, dont la boutique place Vendôme dispose d’un salon privé avec accès indépendant pour recevoir ses VIC. Au programme: rencontre avec les artisans, présentation de chefs-d’œuvre inédits et accueil confidentiel.
Les vendeurs de luxe: piliers de cette relation d’exception
Au cœur de cette mécanique raffinée, une figure reste souvent dans l’ombre: le vendeur de luxe. Ou plutôt, le conseiller personnel. Pour ces clients ultra-exigeants, la relation commerciale devient intime. Les échanges sortent du cadre formel: coups de téléphone privés, SMS à toute heure, déjeuners, envois de cadeaux personnalisés, ces vendeurs sont plus que jamais les garants de ventes d'exception dont les sommes peuvent atteindres des records.
"Les VIC savent que je les appelle dès que la collection arrive. Je mets de côté certaines pièces rien que pour eux et je les leur montre en secret, souvent directement en cabine d’essayage", témoigne Juana, vendeuse dans une boutique francaise de luxe, dans un article du Journal of Marketing.
"Je leur offre aussi des cadeaux. Mais pas des objets de la marque. Si je sais qu’une cliente aime l’opéra et vient à Paris, je lui réserve des billets. C’est une attention qui n’a rien à voir avec le produit, mais tout à voir avec la relation."

La boutique devient alors le théâtre de confidences et de stratégies personnelles. Les vendeurs deviennent des figures clés de fidélisation, mobilisant discrétion, intuition et créativité.
Les VIC, nouveaux visages des campagnes de luxe
"Il y a cependant une incohérence entre la réalité et les règles imposées par le siège", nuance Benjamin Serratta. "Par exemple, il nous est compliqué de réserver une pièce pour un VIC. Pour cela, il devra la payer à l'avance, ce qui est souvent délicat. Par ailleurs, si certaines pièces sont indisponibles dans une boutique, elles doivent faire l'objet d'un transfert via un autre point de vente. Cela demande du temps, des échanges, des validations… et altère les relations entre la marque et les VIC, habitués à obtenir la pièce qu'ils souhaitent très rapidement."
"La logistique est parfois un frein à un service sur-mesure."
De plus en plus de marques prennent cependant conscience de l'importance de ces clients premium et n’hésitent plus à les mettre en lumière, notamment dans leurs campagnes. Ces clients, longtemps dans l’ombre, deviennent désormais les ambassadeurs d’un luxe vécu, sincère et incarné.

Burberry a, par exemple, mis à l’honneur, dans sa campagne hivernale "Wrapped in Burberry", le docteur Herschel et Lilly Stoller, un couple d'Américains fidèle depuis 20 ans à la maison. Leur passion pour le motif à carreaux a fait d’eux des visages authentiques de la marque.
De son côté, Loewe a intégré à sa pré-collection printemps-été 2025 Sue Kroll, directrice marketing d’Amazon MGM Studios. Cliente de longue date, elle y apparaît aux côtés de célébrités, non pas en raison de son statut médiatique, mais pour son attachement réel aux créations de Jonathan Anderson.

Alors que la clientèle aspirationnelle se fait plus rare, les VIC ne sont pas seulement un segment de marché, ils en sont le cœur. À l'heure où la digitalisation et l'intelligence artificielle sont partout, les maisons se doivent de miser sur l’exception, la proximité et la fidélité. Il s'agit de recréer du lien et des relations profondes afin de continuer à briller même quand le marché vacille.