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Le bizutage avait mal tourné: l'association étudiante d'une prestigieuse école de commerce devant la justice

Devant l'entrée de l'Edhec de Lille.

Devant l'entrée de l'Edhec de Lille. - Capture Google Street View

En 2013, un jeune étudiant de 20 ans en première année à l'Edhec de Lille, avait été retrouvé grièvement blessé dans la cour d'une maison où une soirée d'intégration était organisée. Ce mercredi 5 mars, l'association Course-croisière de la prestigieuse école est renvoyée devant le tribunal judiciaire de Lille pour bizutage.

En 2013, Martin* arrive avec une certitude à Lille. Du haut de ses 20 ans, il veut rejoindre la très prestigieuse Course-croisière de l'école des hautes études commerciales (Edhec). "Il voulait entrer dans une seule et unique association, c’était celle-ci", rembobine auprès de BFMTV.com Isabelle Lafitte, la mère de Martin, membre du Comité national contre le bizutage. "Il a postulé, car il aime la mer et qu’il voulait faire du bateau."

L'association Course-croisière de l’école de commerce lilloise organise chaque année le premier événement sportif étudiant d’Europe, une compétition qui réunit jusqu’à 3.000 participants.

Forcés à boire

Pour rejoindre l'association, les petits nouveaux doivent se plier au rituel de passage: la soirée d'intégration. Martin s'en sortira avec de graves séquelles après avoir été découvert grièvement blessé dans la cour extérieure de la maison où l'événement était organisé. Douze ans plus tard, ce mercredi 5 mars, l’association Course-croisière de l'Edhec est renvoyée devant le tribunal judiciaire de Lille pour "bizutage".

Martin et huit autres camarades avaient été bizutés dans la nuit du 17 au 18 octobre 2013 à Lille. Une soirée déterminante puisqu'à son issue Martin, alors en première année, devait savoir s'il rejoignait ou non l'association qu'il convoitait. Tous s'étaient retrouvés dans une petite maison du centre-ville lillois.

"Au cours de cette soirée, il y a eu des épreuves. On leur a fait boire de l'alcool massivement", détaille sa mère. "On les a déshabillés. Ils se sont retrouvés en slip. Ils ont été installés de façon à former un cercle et chacun avait une bouteille de mélange d'alcool pur scotchée aux poignets."

Les participants ont dû faire boire le breuvage à leur voisin. "Et s'ils ne le faisaient pas, on leur tapait sur la figure", assure Isabelle Lafitte. Martin se prête au jeu, mais il se sent vite mal. Douze ans plus tard, le jeune homme ne sait toujours pas ce qu’il s’est passé lors de la fin de soirée.

Aux alentours de 23h30, Martin est couché dans une chambre à l’étage. Dans son état, impossible de prolonger la soirée avec les autres en boîte de nuit. La petite chambre est dotée "d’une fenêtre fermée à clé et sans poignée", détaille sa mère. Il n'est pas seul dans la maison, trois personnes sont présentes. "Elles ne l'ont pas surveillé", assure-t-elle.

Retrouvé dans la cour d'une maison lilloise

Vers 3h30 du matin, "un couple de jeunes parents entend hurler et appeler au secours", explique Isabelle Lafitte, assurant s’être entretenue avec eux au téléphone.

"Ils sont montés sur le toit pour voir ce qu’il se passait dans le jardin, et ils ont vu que quelqu’un n’allait pas bien." Martin git dans la cour de la maison lilloise. Il est transporté à l'hôpital.

Sur place, les nouvelles ne sont pas bonnes. Le jeune homme souffre d'une fracture complexe de la cheville gauche. "Son tibia et sa cheville n’étaient que poussière d’os m’a dit le médecin", se remémore Isabelle Lafitte. L'étudiant se plaint aussi d'une douleur au dos.

"Les médecins ont dit qu'il avait aussi des fractures complexes des vertèbres et qu'il était en état d'hémorragie interne à cause de sa rate qui a explosé." Le pronostic vital de Martin est engagé. Il passe une dizaine de jours en réanimation et un long mois immobilisé.

Le soir du drame, Martin est-il tombé dans les escaliers? A-t-il chuté du haut d'une fenêtre? "On ne le saura jamais, par définition, il n'y a pas de témoin, en tout cas personne ne s'est manifesté", explique Me Valérie Bloch, avocate du Comité national contre le bizutage, qui s'est porté partie civile.

"Ce que disent les médecins, c’est que la gravité de ses blessures n’est pas compatible avec seulement une chute dans les escaliers donc il semblerait qu’il soit tombé dans la cour donc ça veut dire troisième étage."

Malgré d'importantes opérations "pour fixer son pied et sa colonne vertébrale", le jeune homme, aujourd'hui âgé de 32 ans, conserve d'importantes séquelles. "Mon fils a un handicap de près de 40%", détaille Isabelle Lafitte.

"50% de son temps est pris par son suivi médical. Il passe sa vie dans les hôpitaux. Il souffre tout le temps. Il y a un réel impact sur sa vie personnelle, professionnelle et familiale. Il a une autonomie totalement réduite. Il souffre qu'il soit allongé ou assis."

L'institutionnalisation du bizutage

Douze ans plus tard, le procès doit enfin s'ouvrir devant le tribunal correctionnel après une première ordonnance de non-lieu prononcée par la cour d'appel de Douai en 2017. Si quatre étudiants avaient été mis en examen dans cette affaire, seule l'association Course-croisière Edhec comparaît aujourd'hui devant la justice.

"Ce qu'on peut regretter, c'est qu'il y n'y ait pas de personnes physiques", estime Me Valérie Bloch. Pour l'avocate, "le problème, c'est l'institutionnalisation du bizutage. Ils sont jeunes, ils postulent pour une association sportive, ils sont en pleine forme. S'il n'y a pas de bizutage, que Martin ne boit pas de manière inconsidérée dans ce cadre, il ne tombe pas, que ce soit dans les escaliers ou du troisième étage."

L'année des faits, six étudiants avaient été sanctionnés lors d'un conseil de discipline de l'Edhec. Deux exclusions définitives avec sursis probatoire avaient été prononcées à l'encontre d'étudiants en deuxième année du programme Grande École.

L'école avait par ailleurs affirmé que "tous les étudiants présents, nouveaux et anciens" avaient "absolument démenti toute obligation à boire pendant la soirée, et tout acte d'humiliation ou dégradant".

En France, le bizutage est un délit puni par la loi du 17 juin 1998. "Mais il continue", regrette Marie-France Henry, présidente du Comité national contre le bizutage. "Les victimes sont difficiles à recenser, car la difficulté majeure, c'est la loi du silence. Les jeunes ne veulent pas parler par peur". Cette année, le comité à reçu neuf témoignages après des bizutages.

* Le prénom a été changé.

Charlotte Lesage