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Les coulisses du "blitzkrieg" de Veolia sur Suez

Bertrand Camus, directeur général de Suez et Antoinre Frérot, président directeur général de Veolia.

Bertrand Camus, directeur général de Suez et Antoinre Frérot, président directeur général de Veolia. - JOËL SAGET / AFP

Le leader français de l’eau et des déchets a lancé sur son rival une offensive préparée dans la torpeur du mois d’août. C’est la troisième tentative de Veolia en moins de quinze ans de mettre la main sur Suez. Son PDG Antoine Frérot attend son heure depuis plusieurs années.

"Antoine Frérot prépare cette opération depuis des années". Cette confidence d’un collaborateur de longue date du PDG de Veolia éclaire sur l’offensive qu’il vient de lancer sur Suez. Dévoilée soudainement dimanche dernier, à peine l’été passé, il offre 3 milliards d’euros à Engie pour lui racheter sa part de 32,2% dans Suez. Son projet n’a rien de surprenant.

"Il y pense matin, midi et soir depuis cinq ans", explique un ancien dirigeant d’Engie.

Le groupe d’énergie hésite depuis cinq ans à vendre sa participation ou à racheter et intégrer le spécialiste de l’eau. Mais le 31 juillet dernier, son président, Jean-Pierre Clamadieu, déclare pour la première fois que "tout est ouvert" sur l’avenir de sa participation dans Suez. Une petite phrase qui sonne comme un coup de canon pour lancer l’offensive dont Veolia rêve depuis longtemps. "On sait bien qu’Engie s’adresse à nous", confie un proche de Veolia.

Antoine Frérot ne tarde et décroche dès le lendemain son téléphone pour appeler le président d’Engie. Il lui réitère son intérêt pour Suez, ce qu’il fait tous les ans depuis cinq ans, et lui annonce qu’il va se pencher sur le dossier. Jean-Pierre Clamadieu a réussi son coup, il sait qu’il aura bientôt une offre sur la table.

Veolia craint d’être pris de vitesse

Antoine Frérot tente une première approche informelle. Le vendredi 3 août, il contacte le directeur général de Suez, Bertrand Camus pour lui proposer de discuter d’un projet commun, comme il l’a révélé sur BFM Business. Il est poliment mais rapidement éconduit. Le PDG de Veolia ayant dévoilé ses intentions, "il a craint d’être pris de vitesse et que Suez ne trouve d’autres investisseurs", relate un bon connaisseur du dossier. Manu militari, le PDG de Veolia constitue une petite équipe pour monter une offre.

Les grandes lignes sont prêtes depuis plusieurs années, il n’a plus qu’à les réactualiser. Antoine Frérot s’entoure des meilleurs banquiers et avocats de Paris. Jean-Marie Messier, l’ancien patron de la maison quand elle était la Compagnie Générale et Eaux puis Vivendi Environnement, Philippe Capron, son ancien directeur financier qui a rejoint la banque Perella Weinberg mais aussi Citigroup, dirigé en France par l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot.

Mais pendant ce temps, chez Suez, flotte un étrange esprit de naïveté. Personne ne semble croire à un raid rapide de Veolia. Bertrand Camus, lui, est parti en vacances dans sa maison sicilienne… Personne ne croit qu’Engie ne vendra rapidement ses parts. Certains misent sur un désengagement progressif, sur deux ou trois ans. Pourtant, le président de Suez Philippe Varin, arrivé en fonctions en mai dernier, a bien en tête qu’il faut constituer un nouveau groupe d’actionnaires. Mais lui non plus n’a pas vu venir le "blitzkrieg" de Veolia.

Suez n’a rien vu venir

Mi-août, les bruits commencent à circuler dans le milieu parisien des affaires, à peine rentré de vacances.

Un proche de Suez raconte: "tous les banquiers disaient que Veolia avait bossé tout le mois d’août. J’ai déjeuné avec deux cadres de Suez qui n’y croyaient pas et pensaient que Veolia mettrait six mois à bouger".

"C’est hallucinant que Suez n’ait rien vu venir, tout le monde ne parlait que de ça", s’étonne encore un ancien ponte de Veolia. Le groupe accentue pourtant la pression. Il négocie en parallèle le rachat d’une filiale de Suez, Osis, spécialisé dans l’assainissement. Osis est une entreprise clé dans le dispositif de la branche "eau" en France, celle qui doit être revendue au fonds Meridiam. Mais Suez, aux abois financièrement, ne cherche que la plus-value financière. Veolia a besoin de montrer sa puissance et propose 298 millions d’euros pour Osis, soit 50 millions d’euros de plus que les autres candidats. "Psychologiquement, Veolia nous a piégé, se lamente un proche de Suez. Il paie cher et nous coupe un bras en France".

Jeudi 28 août, Antoine Frérot et Jean-Pierre Clamadieu se croisent à l’université du Medef où ils débattent à la même table ronde sur le thème de l’écologie. Le PDG de Veolia prévient le président d’Engie qu’il est prêt et qu’il souhaite lui présenter son projet. Rendez-vous est pris trois jours après, le dimanche matin, pour formaliser ses intentions. Jean-Pierre Clamadieu comprend alors que Veolia va dégainer dans la foulée, le lundi matin. Entre temps, Antoine Frérot balise le terrain politique. Il présente son projet au Premier ministre Jean Castex qui lui assure que "c’est un bon projet" selon le PDG de Veolia. Les pouvoirs publics ont en réalité été prévenus depuis "plusieurs semaines", assure-t-on dans l’entourage de Matignon. De son coté, Jean-Pierre Clamadieu prévient aussi le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, pour le rassurer sur ses intentions de préserver l’emploi en France.

Quatrième tentative de mariage

Les politiques restent très prudents face au mariage de ces deux grandes entreprises qui gèrent la plupart des réseaux de distribution et d’assainissement de l’eau mais aussi de collecte et de traitement des déchets des communes de France et des outre-mer. La proximité du monde politique avec Veolia et Suez est étroite depuis plusieurs décennies. Les dirigeants de l’ancienne Compagnie Générale des Eaux, devenue Veolia, et de la Lyonnaise des Eaux, devenue Suez, ont toujours eu leur rond de serviette dans les ministères. L’ancien patron de la "Lyonnaise" Jérôme Monod était l’un des plus proches conseillers de Jacques Chirac.

Mais ils connaissent surtout l’hostilité qui règnent entre les deux empires de l’eau. Depuis 2006, Veolia en est à sa troisième offensive contre Suez. La première, en 2006, est la plus agressive et a marqué les mémoires. Son patron de l’époque, Henri Proglio, s’était allié à l’italien Enel pour racheter Suez et lui revendre sa branche de distribution de l’eau en France, celle qui reviendrait aujourd’hui au fonds Meridiam. A l’époque, Antoine Frérot est déjà en première ligne en tant que numéro deux de Veolia. Le patron de Suez a réussi à échapper aux griffes de son rival in extremis en sollicitant l’aide du gouvernement. C’est le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin qui vole à son secours en adossant Gaz de France. Un an avant la présidentielle de 2007, c’est aussi une manière pour lui de gagner une bataille politique contre son ennemi Nicolas Sarkozy qui soutient son ami, le patron de Veolia.

En 2012, c’est Suez qui tente une approche alors que Veolia connait de lourdes difficultés financières. Malgré sa situation fragile à l’époque, son PDG Antoine Frérot réussit à repousser l’assaut. Il tente sa revanche deux ans plus tard, en 2014 quand GDF Suez entame le désengagement de sa filiale Suez Environnement. Leurs patrons Gérard Mestrallet et Jean-Louis Chaussade s’opposent à l’alliance. La guerre d’ego est relancée entre les deux états-majors.

Depuis, le PDG de Veolia n’a cessé de garder Suez en ligne de mire, de guetter le moindre faux pas stratégique, la moindre évolution de gouvernance susceptible de créer une brèche. Tous les ans, Antoine Frérot va tester Engie, l’actionnaire de Suez, et notamment de son ancienne patronne Isabelle Kocher, nommée en 2016.

"Engie n’était jamais clair, un coup ils étaient prêts à une alliance, un coup ils voulaient prendre le contrôle de Suez, témoigne un proche du PDG de Veolia. Mais à chaque fois, on réitérait notre intérêt".

Les départs des dirigeants historiques de Suez

Le premier tournant intervient en 2018 lorsque Jean-Pierre Clamadieu succède à Gérard Mestrallet à la présidence d’Engie après 20 ans de règne. Dès les premiers mois, "une ligne directe est établie avec le PDG de Veolia", explique une source. Ses premiers propos sont clairs: Engie ne prendra pas le contrôle de Suez. Les mots sont millimétrés et les nuances pèsent. Veolia comprend entre les lignes qu’un jour viendra où Engie vendra.

Le deuxième signal intervient un an plus tard, en mai 2019 quand la gouvernance de Suez est profondément remaniée. Le président Gérard Mestrallet et le directeur général Jean-Louis Chaussade quittent leurs fonctions. Engie les pousse à quitter le groupe un an plus tard. En février dernier, l’éviction de la directrice générale d’Engie, Isabelle Kocher, une ancienne la Lyonnaise, lève le dernier obstacle majeur à un raid sur Suez. "Le départ de ces trois dirigeants historiques a été clé dans la décision de Veolia", décrypte un cadre d’Engie. Antoine Frérot peut laisser aller son petit sourire malin, il n’a plus d’opposants farouches dans la maison d’en face.

Le 31 juillet dernier, le président d’Engie sait que ses propos donnent le top départ à une opération sur Suez. "C’était un clin d’œil de Jean-Pierre Clamadieu à Antoine Frérot", s’amuse un proche du patron de Veolia. Le début d’une offensive éclair dont il rêve depuis quinze ans.

Matthieu Pechberty Journaliste BFM Business