BFM Business
International

Le territoire s'était pourtant battu en 1985 pour sortir de l'Europe: menacé par Trump qui lorgne ses ressources, le Groenland déclare aujourd'hui "avoir besoin de l’Union Européenne"

Des icebergs en train de fondre dérivent près d'un glacier dans le fjord Scoresby, au Groenland, le 16 août 2023.

Des icebergs en train de fondre dérivent près d'un glacier dans le fjord Scoresby, au Groenland, le 16 août 2023. - Olivier MORIN / AFP

Pour la première fois de son histoire, un Premier ministre du Groenland a prononcé un discours solennel au Parlement Européen, à Bruxelles. Pris en étau entre les Américains qui conspirent sur leur territoire et la Russie qui renforce sa présence en Arctique, le Groenland envisage désormais de se tourner vers l’Europe.

Le Groenland se retrouve au centre des ambitions géostratégiques de la Russie et des Etats-Unis.

Le message venu délivrer le Premier ministre Groenlandais Jens-Frederik Nielsen:

Le Groenland a besoin de l’Union Européenne et l’Union Européenne a besoin du Groenland.

Un symbole fort. Jamais encore un Premier ministre groenlandais n’était venu prononcer un discours solennel au Parlement Européen.

Il faut dire que la pression monte dans l’Arctique. En mars dernier encore, Donald Trump ne mâchait pas ses mots:

Ce n’est pas de la provocation, les Groenlandais nous appellent... Je pense que le Groenland peut faire partie de notre avenir, c’est important pour la sécurité internationale

Des américains en mission secrète à Nuuk

Donald Trump ne plaisante pas. Les Groenlandais restent encore sidérés par cet épisode digne d’un film d’espionnage: en août dernier, le média danois DR a révélé que trois Américains, dont l’un proche du président américain, avaient monté une opération secrète de déstabilisation à Nuuk, dans la capitale Groenlandaise…

Leur plan? Recruter des Groenlandais pour créer un mouvement sécessionniste, avec pour objectif de porter au pouvoir un parti ouvertement pro-américain.

Le Groenland, situé dans l'hémisphère occidental, occupe une position géostratégique cruciale dans la doctrine américaine actuelle: réduire la présence militaire en Europe pour renforcer le contrôle sur l’Arctique et la zone indo-pacifique.

Ce qui fait dire à Dan Caldwell, ancien conseiller du secrétaire à la guerre Pete Hegseth, dans un entretien à la revue Le Grand Continent:

Le Groenland est plus important pour les États-Unis que le Donbass.

Une déclaration à prendre au sérieux, venant d’un stratège qui continue d’alimenter l’administration Trump de notes et recommandations.

Le potentiel énergétique du Groenland

Si le Groenland, avec ses 56.000 habitants, aiguise tant d'appétits, c’est qu’il est devenu un passage incontournable de l’Arctique, dont le potentiel se révèle à mesure que la glace fond. Cette fonte ouvre de nouvelles routes maritimes, mais donne aussi l'accès à des terres rares et à des gisements de gaz et de pétrole qui étaient jusqu’ici inaccessibles ou trop coûteux à exploiter.

Le Premier ministre du Groenland l’a d’ailleurs rappelé aux députés européens:

Notre secteur minier est sur le point de devenir un acteur clé dans la sécurisation des chaînes d’approvisionnements. Le Groenland possède 24 des 34 minéraux critiques identifiés par l’Union européenne.

Moscou reste à distance

Pour l’instant, la Russie se tient à l’écart du Groenland. Et rien ne dit qu’elle chercherait l’affrontement si Donald Trump s’y intéressait de trop près. Lors du 6ème forum arctique international, à Mourmansk, le 27 mars dernier, Vladimir Poutine n’a pas condamné les velléités expansionnistes des Etats-Unis au Groenland:

La question du Groenland concerne deux pays concrets (les Etats-Unis et le Danemark). Elle ne nous concerne pas directement.

En réalité, la priorité de Moscou est ailleurs: dans le reste de la zone arctique qui représente un quart du territoire de la Russie et abrite presque 2 millions de Russes. Vladimir Poutine y voit un nouvel eldorado, et a lancé un appel à des partenaires, en particulier chinois et du Golfe, pour investir cette région arctique encore sous-exploitée. La Russie veut renforcer sa flotte de brise-glace, tracer et sécuriser les nouvelles routes maritimes, construire des ports, et même développer des infrastructures touristiques dans l’Arctique.

Le Groenland, de la rupture à la tentation européenne

Entre l’ingérence américaine et la présence accrue de la Russie en Arctique, le Groenland s'intéresse donc de plus près à l’Europe.

Un sacré revirement. Le Groenland avait intégré contre son gré la Communauté économique européenne en 1973. Les Groenlandais avaient pourtant voté "non" massivement lors d’un référendum, mais en tant que province du Danemark, ils s’étaient retrouvés contraints d’y adhérer. Un épisode vécu comme un traumatisme, un électrochoc pour tout un peuple. Depuis, les Groenlandais se sont politisés, ont créé des partis, et mené le combat pour leur indépendance. Ils ont obtenu l’autonomie en 1979, et sont sortis de l’Union Européenne en 1985.

Le simple fait qu’ils envisagent aujourd'hui un nouveau rapprochement avec Bruxelles en dit long sur la montée des tensions dans la région.

Sur le plan économique, le Groenland offrirait à l'Europe un accès stratégique à ses terres rares et à son potentiel hydroélectrique, porté par ses innombrables glaciers et rivières encore inexploités.

Sans en faire explicitement un point de négociation, le Premier ministre Groenlandais a aussi cherché à sensibiliser les députés européens à la question de la chasse au phoque. Une pratique ancestrale, vitale pour les peuples inuits, mais lourdement pénalisée par l'interdiction européenne de commercialiser les produits issus de cette chasse au phoque.

Sur le plan politique, dans leur capitale, à Nuuk, les députés ont créé une commission d’enquête chargée d’évaluer l’interet d’une éventuelle adhésion à l’Union Européenne. Mais dans les débats, une préoccupation remonte: la poussée des extrêmes droites en Europe qui inquiète profondément les parlementaires Groenlandais.

Mathieu Jolivet