Le "mur anti-drones européen", c'est très mal parti: parmi les nombreux obstacles, la France et l'Allemagne qui rechignent à confier à Bruxelles leur défense nationale

Quelques heures après l'incursion d'une vingtaine de drones russes dans l'espace aérien polonais, en septembre, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen déclarait qu'il était temps pour l'Europe de bâtir un "mur anti-drones" pour protéger son flanc oriental.
Les incidents provoqués par des drones détectés au-dessus d'aéroports au Danemark et en Allemagne dans les semaines qui ont suivi ont renforcé parmi les dirigeants européens l'idée que le continent avait besoin de toute urgence de mieux se protéger contre cette menace.
Le projet de "mur anti-drones" reste toutefois incertain.
"Nos capacités sont vraiment, pour l'instant, assez limitées", a indiqué le commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius, qui joue un rôle de premier plan dans l'élaboration du projet.
Les pays du sud et de l'ouest de l'Europe pas convaincus
Andrius Kubilius a également déclaré à Reuters que l'UE devrait s'appuyer fortement sur l'expertise ukrainienne, acquise depuis près de quatre ans pour contrer les vagues de drones russes. Le projet de "mur anti-drones" fait figure de test des ambitions de l'UE en matière de défense - domaine traditionnellement réservé aux Etats membres et à l'Otan - ainsi que de sa capacité à garantir davantage sa propre sécurité, comme exigé par le président américain Donald Trump.
La Commission, organe exécutif de l'UE, s'efforce de convaincre les gouvernements du sud et de l'ouest de l'Europe, lesquels ont fait valoir que le projet initial était trop axé
sur la frontière orientale du bloc alors que les drones pourraient constituer une menace pour l'ensemble du continent. La proposition fait aussi l'objet d'une lutte de pouvoir au sujet du contrôle des principaux projets de défense européens, que l'Allemagne et la France sont réticentes à confier à la Commission, selon des diplomates.
Certains responsables européens ont également remis en question l'expression de "mur anti-drones", estimant qu'elle implique une fausse promesse de sécurité alors qu'aucun système ne sera en mesure de repousser tous les appareils. Pour s'assurer davantage de soutien, la Commission a élargi le concept initial en passant d'un réseau intégré de capteurs, de systèmes de brouillage et d'armes le long de la frontière orientale de l'UE à une organisation de systèmes anti-drones à l'échelle du continent.
"Un chemin semé d'embûches"
Elle prévoit ainsi de renommer son projet pour évoquer une "Initiative européenne de défense contre les drones" dans une "feuille de route" qui doit être dévoilée jeudi. S'il se concrétise, le projet sera une aubaine pour les fabricants de systèmes anti-drones, qu'il s'agisse de start-ups dans les Etats baltes ou de grands acteurs de l'industrie de la défense tels que les sociétés allemandes Helsing et Rheinmetall.
La Commission n'a pas dit combien coûterait son projet. Selon le cabinet de conseil géopolitique Rane, il pourrait générer des milliards d'euros de commandes mais aura du mal à obtenir des financements de l'UE sans un soutien massif des gouvernements européens.
"Le chemin vers une concrétisation reste long et semé d'embûches", a déclaré Matteo Ilardo, analyste principal de Rane pour l'Europe, évoquant des défis majeurs "en termes de coûts, d'échelle et d'intégration transfrontalière".
L'Europe doit-elle s'inspirer de l'Ukraine?
Le projet a évolué vers un concept davantage axé sur la défense après que le vice-premier ministre ukrainien Mykhailo Fedorov a présenté à Ursula von der Leyen, en avril, la manière dont Kyiv lutte contre les attaques de drones russes.
L'incursion russe dans l'espace aérien polonais du 9 septembre a en outre mis en évidence le manque de préparation des pays de l'UE face à la menace des drones, renforçant le sentiment d'urgence. L'Otan a déployé à cette occasion des avions de chasse F-35 et F-16, des hélicoptères et un système de défense aérienne Patriot d'une valeur totale de plusieurs milliards de dollars pour contrer des drones russes Gerbera - basés sur les modèles iraniens Shahed -, infiniment moins coûteux.
"Un drone à 10.000 euros abattu par un missile à un million d'euros, ce n'est pas viable", a déclaré mardi Andrius Kubilius lors d'une conférence sur la défense à Bruxelles.
Une fois que la Commission aura étoffé son projet, les Etats membres décideront de lui donner ou non leur feu vert. Selon des diplomates, si les petites nations jugent plus utile que la Commission coordonne ce type de projet, certains grands Etats comme la France et l'Allemagne souhaitent en garder le contrôle. Ni le chancelier allemand Friedrich Merz ni le président français Emmanuel Macron n'ont jusqu'à présent adhéré à la proposition de l'exécutif européen. Lors d'un sommet de l'UE à Copenhague au début du mois, Emmanuel Macron a ainsi déclaré que les menaces liées aux drones était "plus sophistiquées, plus complexes" que ne le suggérait l'idée d'un "mur" visant à s'en protéger.
Mitrailleuses, canons, missiles, drones d'interception, systèmes de brouillage électronique et lasers
Tirant les leçons de l'expérience ukrainienne, le projet devrait inclure des caméras, des systèmes acoustiques, des radars et des détecteurs de radiofréquences, d'après les
indications fournies par plus d'une douzaine de responsables européens et de cadres de l'industrie. "Nous devons disposer d'un système à plusieurs niveaux capable de détecter, de classer, d'engager et d'éliminer la cible", a déclaré Leet Rauno Lember, directeur général de l'entreprise estonienne Marduk Technologies.
Parmi les armes permettant de contrer les attaques figureraient des mitrailleuses et des canons, des roquettes, des missiles et des drones d'interception, ainsi que des systèmes de brouillage électronique et des lasers, ont également dit les sources interrogées par Reuters.
L'intelligence artificielle est déjà sollicitée pour identifier et cibler des drones et son utilisation dans ce domaine devrait s'accroître, selon les industriels. "Il n'existe pas de solution universelle. Il n'y a pas de technologie miracle", a déclaré Dominic Surano, directeur des projets spéciaux chez Nordic Air Defence, entreprise basée à Stockholm qui a développé un système d'interception mobile. Les experts soulignent en outre que le projet nécessiterait des mises à jour constantes car les drones évoluent rapidement.
L'UE et ses États membres devront déterminer quels systèmes acheter, où les utiliser et comment les relier entre eux, ont déclaré des responsables du bloc et des cadres de l'industrie. Tout dispositif devra en outre s'intégrer aux systèmes de défense aérienne et antimissile plus vastes de l'Otan, selon les experts, dont certains estiment que le projet de la Commission risque de prendre des années avant de se concrétiser.