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Colère des agriculteurs: les centrales d'achat basées à l'étranger contournent-elles la loi Egalim?

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E.Leclerc, Carrefour, Système U... Plusieurs enseignes de grande distribution s'approvisionnent à travers des centrales d'achats basées à l'étranger afin de renforcer leur pouvoir de négociation face aux industriels. Pour certains, c'est aussi un moyen de contourner le droit français.

Les agriculteurs maintiennent la pression. Dans l'attente des nouvelles mesures qui doivent être annoncées par Gabriel Attal dans l'après-midi, plusieurs axes stratégiques autour de Paris étaient encore bloqués par des tracteurs ce mardi.

Jugeant les premières annonces insuffisantes, les exploitants présents sur les routes appellent le Premier ministre à "aller plus loin", notamment en leur assurant une meilleure rémunération, principale revendication depuis le début du mouvement. Ils réclament en particulier le strict respect des lois Egalim 1 et 2 censées garantir la prise en compte des hausses des coûts de production des agriculteurs lors de la fixation des prix dans le cadre des négociations commerciales.

Sur BFMTV, Quentin Le Guillous, secrétaire général adjoint des Jeunes Agriculteurs, a notamment accusé certains industriels et distributeurs de "tricher". Cet exploitant céréalier a reproché aux premiers de mettre la pression sur les agriculteurs pour qu'ils acceptent des prix bas et aux seconds de s'approvisionner via des centrales d'achat européennes afin de contourner la loi française.

L'émergence de ces centrales d'achat basées à l'étranger inquiète le secteur agricole depuis de nombreuses années. Mais les enseignes de grande distribution justifient leur regroupement au sein de ces structures pour peser davantage face aux puissants groupes industriels. Elles répondent à la logique "l'union fait la force", explique sur BFM Business Boris Ruy, avocat chez Fidal spécialiste de la concurrence et de la distribution.

"Les groupes de distribution à l'échelle européenne s'allient entre eux pour optimiser leurs conditions d'achat. (...) On achète ensemble, on négocie ensemble à l'échelle européenne. L'objectif c'est de faire baisser les prix", poursuit-il.

Système U dément contourner la loi

Parmi les centrales les plus connues figure Eurelec, centrale basée à Bruxelles qui résulte de l'alliance entre E.Leclerc et l'allemand Rewe. Citons également Eureca, la centrale de Carrefour basée à Madrid, ou encore Everest, celle de Système U implantée aux Pays-Bas.

Or, sachant que le droit belge, espagnol ou néerlandais est plus souple en matière de négociations commerciales, les enseignes de grande distribution françaises profitent-elles de ces centrales d'achat européennes pour se fournir en produits fabriqués à base de matières premières venues de France sans respecter les dispositions de la loi Egalim? Invité ce mardi sur RMC et BFMTV, le patron de Système U, Dominique Schelcher, s'en défend:

"Je démens formellement toute volonté de Système U de détourner la loi française avec nos partenariats européens", a-t-il déclaré.

"Système U n'a pas monté une centrale d'achat en dehors de la France basée à l'étranger, Système U a rejoint un partenariat existant monté par une coopérative allemande (...) et des Hollandais. C'est eux qui ont décidé de mettre le siège de cette organisation au Pays-Bas", a encore ajouté Dominique Schelcher. "Dans le contrat qu'on signe avec les industriels, qui ne sont que les gros industriels, (...), on écrit qu'on s'engage à respecter les éléments essentiels de la loi Egalim c'est-à-dire la part de matière première agricole et les clauses d'indexation", a-t-il poursuivi.

Selon lui, "on met nos quantités d'achats ensemble avec les Allemands et les Hollandais pour peser face à des groupes pour qui la France n'est pas grand chose", selon lui. "L'essentiel de la négociation de Système U continue de se faire à Rungis à notre siège", a-t-il aussi souligné.

Un débat juridique

Sur BFM Business, Boris Ruy explique que des dérives existent bel et bien, sans pour autant être généralisées: "J'ai vu moi-même passer des accords signés par ces centrales avec des fournisseurs qui livrent dans différents pays mais qui prévoyaient malgré tout que, pour la partie française, c'est-à-dire pour la partie des produits qui était destinée à être commercialisées dans les rayons des hypermarchés français, on appliquait la loi Egalim".

"Certaines de ces centrales internationales ne le font pas systématiquement mais d'autres le font certaines fois, peut-être pour des raisons d'image et par peur de la sanction", souligne encore l'avocat.

Bercy a en effet sévi à de multiples reprises contre ces centrales d'achat. En 2019, après une enquête de la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF), le ministère de l'Economie avait assigné en justice l'enseigne E.Leclerc à laquelle elle réclamait 117 millions d'euros pour avoir contourné la loi française en utilisant sa centrale d'achat Eurelec.

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En 2021, les services de Bercy s'en prenaient à Intermarché en assignant le groupe en justice pour pratiques commerciales abusives de ses centrales d’achat internationales. Le gouvernement avait demandé à la justice une sanction de 150,75 millions d’euros. Un an plus tard, la DGCCRF infligeait une nouvelle amende de 19,2 millions d'euros à Intermarché et ses centrales AgeCore, que l'enseigne a quittée en 2021, et ITM Belgique pour manque de transparence dans des contrats avec ses fournisseurs. Contestant cette amende validée une première fois par le Tribunal administratif de Paris, le distributeur a fait appel.

Fin 2022, E.Leclerc s'était également tourné vers la Cour d'appel de Paris pour contester une amende de la DGCCRF de 6,34 millions d'euros visant Eurelec pour "non-respecet allégué de la réglementation française relative au formalisme des négociations entre fournisseurs et distributeurs". Le tribunal de commerce de Paris s'était déclaré compétent pour juger l'affaire, mais Eurelec avait objecté qu'une juridiction française ne pouvait être compétente en la matière et avait donc fait appel de cette décision. La cour d'appel de Paris s'est tournée vers la Cour de Justice de l'Union Européenne qui a finalement tranché en faveur d'Eurelec en jugeant les juridictions françaises incompétentes sur ce dossier.

Ces affaires illustrent à quel point il s'agit d'"un débat juridique extrêmement compliqué", observe Boris Ruy. Est-ce le droit français ou le droit du pays dans lequel est basée la centrale d'achat qui doit s'appliquer? "La réponse n'est pas facile", reconnaît l'avocat, précisant que des "instances sont en cours devant la Cour européenne et devant les juridictions françaises pour traiter la question".

La France demande une harmonisation des règles à l'échelle européenne

L'"évasion juridique" à laquelle se livrent, via les centrales d'achat, certaines enseignes de grande distribution pour échapper à la loi Egalim a été au cœur d'un débat porté au Sénat il y a quelques jours. A cette occasion, plusieurs élus de tous bords ont alerté le gouvernement sur les pratiques de ces structures: "Depuis 2018, après les états généraux de l'alimentation, quatre lois ont été promulguées, pour une plus juste rémunération des agriculteurs. Mais elles ont été rapidement contournées.

Les grandes enseignes de distribution ont ouvert des centrales d'achat à l'étranger, ce qui est leur droit selon le droit européen, mais ce qui a servi de support à des pratiques commerciales contraires aux lois Égalim", a déploré la sénatrice du groupe UC (Union centriste) Anne-Catherine Loisier.

Membre du Parti socialiste, Serge Mérillou a de son côté fustigé "Eurelec, Eureca, Everest, ces centrales inconnues des Français" qui "mènent une guerre des prix qui se répercute sur les producteurs, usant de stratagèmes aux limites de la légalité" pour sauver "leurs profits sacrés".

En réponse, Marie Lebec, ministre déléguée chargée des relations avec le Parlement, a assuré qu'"il ne suffit pas de négocier hors de France pour contourner la loi française. Dès lors que le contrat s'exécute en France, le droit s'applique". "Des contentieux sont en cours entre l'Etat français et ces centrales pour faire respecter notre droit", a-t-elle poursuivi, reconnaissant tout de même qu'"il existe encore des difficultés juridiques sur la détermination des tribunaux compétents".

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Avec "50 contrôles" menés par la DGCCRF en 2023, "le gouvernement conduit une action résolue contre le contournement du droit française par ces centrales d'achat européennes", a assuré la ministre. La loi Descrozaille qui entrera en vigueur le 1er mars doit d'ailleurs renforcer la réglementation en la matière puisque l'article 1er "prévoit que le droit français s'applique à tout contrat ayant pour finalité la distribution de produits en France, même si celui-ci est négocié dans une centrale internationale d'achat" a rappelé Marie Lebec. "EuroCommerce, représentant les intérêts des distributeurs, a entamé un contentieux pour remettre en question cet article 1er - ce qui prouve son utilité...".

Le gouvernement assure que le texte est "conforme au droit européen" puisqu'il "évite les contournements du droit français, sans imposer la loi Egalim aux autres États membres ni empêcher les fournisseurs d'autres Etats de commercialiser leurs produits en France". L'exécutif français appelle malgré tout à aplanir "des difficultés juridiques": "comment imposer une sanction dans un cadre transfrontalier? Nous voulons travailler à une meilleure harmonisation du droit européen", a conclu Marie Lebec devant les sénateurs.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco