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Agriculture

"Une distorsion économique": l'agriculture française est encore dépendante des engrais russes

Un agriculteur conduisant une moissonneuse-batteuse dans un champ de blé à Sainte-Foy-d'Aigrefeuille, près de Toulouse (Haute-Garonne), le 21 juin 2022.

Un agriculteur conduisant une moissonneuse-batteuse dans un champ de blé à Sainte-Foy-d'Aigrefeuille, près de Toulouse (Haute-Garonne), le 21 juin 2022. - Lionel BONAVENTURE / AFP

La France a importé 735.000 tonnes d'engrais depuis la Russie en 2024, des volumes qui ont nettement augmenté ces dernières années.

Les champs français n'échappent pas aux engrais russes. La France a importé un peu plus de 735.000 tonnes d'engrais minéraux depuis la Russie en 2024, soit 21,8% de ses importations depuis l'extérieur de l'Union européenne, selon les données de la Commission européenne. Ces achats d'engrais russes, en dépit du déclenchement de la guerre en Ukraine, ne cessent même d'augmenter depuis 2020, où ils tutoyaient 215.000 tonnes. En quatre ans, ils ont été multipliés par trois.

De quoi faire bondir les fabricants français: dans un récent communiqué de presse, l’Union des industries de la fertilisation (Unifa) a déploré une "dépendance alarmante et préoccupante" de l'agriculture tricolore aux engrais russes. Appelant à "agir sans délai" contre une "concurrence agressive", l'organisation a entre autres réclamé des mesures "protégeant efficacement les industriels" contre les importations de fertilisants depuis la Russie.

Un géant mondial

En matière d'engrais minéraux, la Russie conserve solidement son rang de géant mondial, que l'on parle d'engrais potassiques (K), d'engrais phosphatés (P) ou d'engrais azotés (N), les trois volets du triptyque NPK. Difficile pour la France de se passer de ce partenaire incontournable: une grande partie de la fabrication industrielle d'engrais a quitté depuis longtemps le sol français et la production nationale ne couvre aujourd'hui qu'un tiers des besoins du secteur agricole.

"Les coûts de production bien inférieurs en Russie, dus à un accès avantageux au gaz naturel, provoquent une distorsion économique", regrette l'Unifa.

Avec 390.000 tonnes en 2024, les engrais azotés rassemblaient les deux-tiers des importations françaises d'engrais russes, si l'on y ajoute 100.000 tonnes d'ammoniac. Ce sont ces mêmes engrais azotés qui sont pointés du doigt par les industriels français. Pour fabriquer ces fertilisants très utilisés par les agriculteurs, il faut de l'ammoniac, un composé chimique lui-même issu du gaz naturel – le gaz naturel représente même 80% du coût de production de l'ammoniac.

Flambée du prix du gaz

Or, les prix du gaz naturel ont nettement grimpé en Europe dans le sillage de la guerre en Ukraine, faisant vaciller la rentabilité des usines européennes. En parallèle, les fabricants russes bénéficient d'un sérieux avantage concurrentiel grâce au gaz naturel russe, qui leur est vendu bien moins cher, et écoulent leurs engrais à moindre prix. Si l'Europe se coupe progressivement du gaz russe, ce n'est pas encore le cas des engrais azotés russes, sous-produits de ce même gaz russe.

La forte hausse du prix du gaz "a bouleversé le marché", confirme Quentin Mathieu, économiste au sein du think-tank Agridées. Les usines européennes ont besoin d'importer du gaz naturel ou de l'ammoniac pour assurer la production. La flambée du gaz a contraint "des fabricants à réduire leur activité, voire à fermer des sites" en Europe, précise-t-il, ce qui a poussé à la hausse les importations de produits finis depuis la Russie, très compétitive sur les prix des engrais azotés.

Outre l'efficacité tarifaire, la séparation du conseil et de la vente des produits phytopharmaceutiques mise en œuvre par la loi Egalim depuis 2021 aurait également pu jouer en faveur des fournisseurs russes d'engrais azotés. Auparavant, "les distributeurs pouvaient accorder des sortes de ristournes pour faire diminuer le prix des engrais" fabriqués en France ou en Europe, observe Quentin Mathieu, ce qui n'est plus possible aujourd'hui en raison du nouveau cadre légal.

Sanctions européennes

Si les engrais azotés agitent l'industrie française, il faut aussi y ajouter les engrais potassiques, dont la production est totalement absente du sol français. La Russie est assise sur une bonne partie des gisements mondiaux de potasse: la France lui a acheté un peu plus de 47.000 tonnes d'engrais potassiques en 2024, représentant 43,3% de ses importations annuelles hors UE. Si les volumes ont été divisés par deux en dix ans, ils restent à un niveau élevé aujourd'hui.

Les sanctions européennes contre la Biélorusse ont tari les importations d'engrais depuis le pays allié de la Russie – en 2014, il représentait encore 17,6% des importations d'engrais potassiques – qu'il a fallu contrebalancer par d'autres approvisionnements, d'autant qu'il faut y ajouter la perte d'autres sources importantes (Iran, Ukraine, Libye). Des pays comme la Jordanie, le Canada ou Israël ont pris le relais, en partie, mais la Russie est toujours nécessaire pour répondre à nos besoins.

"L'une des grandes fragilités de l'agriculture européenne et française est que l'on ne possède pas les ressources minérales nécessaires à la fabrication de tous nos engrais", souligne Quentin Mathieu.

Dans un contexte de vives tensions avec la Russie, l'accroissement des exportations d'engrais vers la France aurait pu surprendre. Mais les sanctions européennes répétées contre le voisin russe, alourdies au fur et à mesure des actions en Crimée et en Ukraine, ont explicitement exclu les engrais au nom de la sécurité alimentaire du Vieux continent. Pour l'heure, les engrais ne rencontrent ainsi aucun obstacle sur le marché français.

Jérémy Bruno Journaliste BFMTV