Engrais: l'agriculture française se cherche un avenir sans la Russie

Un agriculteur dans un champ en Eure-et-Loir en août 2020 (photo d'illustration). - JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
La crise sanitaire l'avait déjà montré, la guerre en Ukraine vient de le rappeler: en matière d'engrais, l'agriculture française ne peut se passer des importations, et surtout de la Russie. Que l'on parle du gaz naturel, ingrédient essentiel pour fabriquer des engrais azotés, ou des engrais eux-mêmes, impossible de l'éviter. Pas moins de 12,5% de nos importations d'urée, l'un des fertilisants azotés les plus utilisés dans les champs de l'Hexagone, proviennent de Russie, selon des chiffres du cabinet Agritel.
En réponse aux sanctions occidentales, Moscou a récemment recommandé aux producteurs d'engrais russes de suspendre temporairement leurs exportations, et ses exportations pourraient de toute manière être pénalisées par les mesures visant le secteur financier et logistique, s'ajoutant encore aux difficultés d'approvisionnement liées à la crise sanitaire. Les prix des engrais azotés flambaient déjà depuis la fin de l'été, et la guerre en Ukraine a redonné un coup d'accélérateur.
"Il y a une inquiétude qui monte chez les agriculteurs français, car ils voient les prix des engrais grimper de jour en jour. Et, de plus en plus, cette inquiétude se porte sur la disponibilité même des engrais", assure Henri Bies-Péré, vice-président de la FNSEA, le principal syndicat agricole français.
Peu de solutions à court terme
Pour l'année en cours, les répercussions devraient être limitées: les épandages sont quasiment terminés. La question se pose pour la prochaine campagne, car les achats débuteront à l'été. Aura-t-on suffisamment d'engrais en 2023? "On risque une pénurie à retardement", note Quentin Mathieu, responsable économie à la Coopération agricole. Au Havre, le géant norvégien Yara a annoncé cette semaine qu'il allait temporairement réduire la production de son usine normande face à l'envolée du gaz.
D'autant que les engrais azotés ne sont pas les seuls: la potasse s'ajoute aussi à l'équation. La Russie et la Biélorussie représentent à elles deux 40% des échanges mondiaux de potasse. "Il faut que l'on trouve des solutions à court terme si l'on veut avoir les engrais nécessaires pour la prochaine campagne. Il va falloir être créatif", avance Florence Nys, déléguée générale de l’Union des industries de la fertilisation (Unifa), qui rassemble les industriels français du secteur.
À court terme, les solutions sont limitées. La France ne produit pas de gaz naturel et les mines de potasse alsaciennes sont fermées depuis longtemps. Le moyen le plus rapide reste de diversifier nos approvisionnements, de redynamiser certaines sources, d'investir dans les pays qui possèdent ou transforment la matière première, mais les capacités sont limitées: le petit État caribéen de Trinité-et-Tobago, par exemple, fournit déjà 14% de nos importations de solution azotée.
"Ce problème n'est pas seulement français: beaucoup de pays vont chercher d'autres sources d'approvisionnement pour compenser la baisse des exportations russes. Toute l'offre mondiale va se contracter", explique Isaure Perrot, analyste chez Agritel. Pour la potasse, "la tension va être énorme au Canada", l'un des principaux producteurs avec la Russie, et "ce n'est pas sûr qu'il puisse compenser le manque", ajoute-t-elle.
Engrais organiques
Cultiver davantage de plantes moins gourmandes en azote, comme le maïs, ou des légumineuses, capables d'utiliser l'azote dans l'air, reste une solution marginale, dans l'immédiat. Impossible de changer les plans d'assolement à la dernière minute. Les semis s'apprêtent à démarrer, les semences ont été déjà commandées, et surtout on aura besoin de suffisamment de blé pour répondre à la demande mondiale et éviter une crise alimentaire, car les exportations de l'Ukraine risquent de chuter lourdement.
Les engrais organiques, comme le lisier issu des déjections des animaux d'élevage, peuvent répondre à une partie de la demande, mais tout le monde n'y a pas accès: les élevages se concentrent dans l'ouest de la France, tandis que les grandes cultures s'étalent plutôt au nord ou au nord-est. Surtout, ils sont moins chargés en azote, ce qui se traduit par des rendements plus faibles et une baisse de la teneur en protéines, et ils n'agissent pas de la même manière que les engrais minéraux.
"C'est la première solution à portée de main, il faut les valoriser au mieux", souligne Henri Bies-Péré, qui appelle à alléger les procédures pour construire davantage de méthaniseurs. La méthanisation permet de produire du biogaz à partir des déchets organiques et effluents d’élevage: les résidus que l'on récupère, appelés digestats, peuvent être utilisés comme fertilisants. Or, aujourd'hui, la construction d'un méthaniseur est précédée de plusieurs années de contraintes administratives.
Et si la solution, à plus long terme, c'était l'innovation? Dès 2023, Yara veut produire 30% de ses ammonitrates à partir de l'hydrolyse de l'eau, et non plus de gaz, pour s'affranchir des énergies fossiles. Cela requiert des investissements massifs et le coût de production est beaucoup plus élevé, mais la flambée des prix du gaz rend cette technologie de plus en plus intéressante, d'autant que les ammonitrates sont déjà presque entièrement fabriqués en France et en Europe.
Robotisation et biotechnologies
Une pénurie d'engrais pourrait aussi remettre sur la table la question de la génétique et des biotechnologies. Les nouvelles techniques de sélection des plantes (NBT) pourraient permettre de réduire l'utilisation de fertilisants en développant des variétés moins demandeuses - la Commission européenne a entrouvert la porte à une autorisation. Dans un avenir plus proche, le numérique et la robotisation promettent une optimisation des apports: épandre moins d'engrais, mais les épandre mieux.
"L'agriculture de précision est une voie, car elle permet de réduire l'utilisation d'engrais, mais ça ne règle pas la question de la dépendance", souligne néanmoins Quentin Mathieu.
En attendant, le gouvernement a promis un plan de résilience économique pour amoindrir les effets collatéraux des sanctions contre la Russie, dont l'agriculture fera partie. Il sera présenté la semaine prochaine par Matignon. La question du gaz russe sera, elle, au programme du sommet européen qui se tient jeudi et vendredi à Versailles, et les décisions qui seront prises par les dirigeants européens sont scrutées de près par la filière agricole.