Trump veut privilégier le "champagne américain": pourquoi les Californiens peuvent utiliser le nom "champagne" sur leurs vins effervescents

Des bouteilles de "California Champagne" de la marque Korbel. - Missvain - Wikimedia Commons
Le "champagne américain" s'invite dans la guerre commerciale menée par Washington. S'il n'a pas concrétisé sa lourde menace de tarifs douaniers de 200% sur les alcools européens, le président américain a décidé d'imposer de nouvelles taxes douanières de 20% sur toutes les importations depuis l'Union européenne, de quoi donner des sueurs froides aux vins français.
En mars dernier, lorsqu'il agitait le chiffon rouge des 200%, Donald Trump affirmait alors qu'une telle décision serait "très bénéfique pour les entreprises du secteur du vin et du champagne aux États-Unis".
De notre côté de l'Atlantique, l'évocation d'un "champagne américain" fera probablement sourire. Un Français n'aura aucun doute: il n'existe qu'un champagne de Champagne, et rien d'autre. Sur le sol américain, la réalité est un petit peu différente: le vrai (et seul) champagne est évidemment champenois, mais des bouteilles siglées "California Champagne" sont également vendues aux États-Unis, sans qu'elles ne soient interdites. Ces vins effervescents issus des vignobles de Californie, sur la côte ouest, empruntent le nom "champagne" pour l'apposer sur leurs propres étiquettes.
L'appellation est aujourd'hui protégée dans un peu plus de 130 pays, soit la quasi-totalité de la planète. Des accords multilatéraux, que l'UE a encore récemment conclu avec le Brésil (2012), la Chine (2013) ou le Paraguay (2020), empêchent d'utiliser cette dénomination pour promouvoir un vin effervescent local. Mais quelques pays résistent encore et toujours: la Russie, le Kazakhstan, l'Arménie, l'Argentine… et les États-Unis. En 2013, au menu du repas de la cérémonie d'investiture de Barack Obama, le "champagne californien" avait été la cause d'un impair diplomatique avec la France.
"New York Chablis"
L’accord sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont font partie l'UE et les États-Unis, fixe des standards minimaux de protection des indications géographiques. "Mais il comporte une exception, qui est qu'aucun État n'a d'obligation de protéger sur son territoire une désignation générique", c'est-à-dire une indication géographique largement utilisée en-dehors du territoire initial et désormais considérée comme un nom commun, nuance Caroline Le Goffic, professeur de droit privé à l'université de Lille.
Plus précisément, le terme "champagne" a un statut de dénomination semi-générique aux États-Unis, de même qu'une quinzaine d'autres termes d'origine européenne comme "chablis", "madeira", "burgundy", "haut-sauterne" ou encore "malaga". Des vins produits aux États-Unis empruntent ces indications géographiques européennes en y accolant des mentions locales: c'est ainsi que l'on peut croiser du "California Champagne" dans un supermarché de Miami ou Seattle. Quelques années auparavant, il était également possible d'y retrouver des bouteilles de "New York Chablis".
En 2006, l'UE signe un accord avec les États-Unis après une vingtaine d'années de négociations. Ces derniers s'engagent à mettre fin à l'utilisation de ces dénominations semi-génériques, mais ils décrochent une non-rétroactivité dans son application. En vertu d'une clause dite "du grand-père", l'usage de ces dénominations n'est interdite qu'à l'avenir: les producteurs historiques de "California Champagne" ou "American Champagne" peuvent continuer à l'apposer sur leurs bouteilles "tant qu'ils ne changent pas leur étiquetage", précise Caroline Le Goffic.
"Si un producteur américain veut se lancer demain dans le 'champagne américain', ça sera non", observe Caroline Le Goffic.
Depuis le XIXème siècle
Pour l'heure, l'accord de 2006 fixe les règles à titre provisoire. Selon ses propres mots, il est censé "jeter les bases" d'un "vaste accord" entre les deux parties sur la question du vin, mais une telle perspective est encore loin de se concrétiser, tant les désaccords semblent difficiles à surmonter. Le sujet des appellations et des indications géographiques a été l'un des points chauds lors des négociations entre Bruxelles et Washington relatives au projet de traité de libre-échange transatlantique (Tafta), qui a finalement sombré avec l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.
En Californie, des vins pétillants se servent de la dénomination "champagne" depuis la deuxième moitié du XIXème siècle: un siècle et demi plus tard, le changement n'est pas à l'ordre du jour, tant les réticences sont fortes sur le terrain. Cette pratique s'inscrit dans une culture vinicole différente dans le Nouveau monde, où la méthode de production devance le terroir. "Les Américains utilisent plutôt ce terme sous une acceptation technique, qui ne renvoie pas forcément au vin français", explique Raphaël Schirmer, enseignant-chercheur en géographie à l'université Bordeaux-Montaigne.
"Pour un vin américain, la distance par rapport à une région d'origine est plus nette qu'elle peut l'être chez nous, en Europe", précise Raphaël Schirmer, n'y voyant "pas forcément une volonté de tricher".
Au-delà des considérations culturelles, les enjeux économiques sont importants. Une poignée de marques intègrent du "champagne américain" dans leurs gammes de vins effervescents, mais il s'agit d'acteurs imposants. Selon les données du Beverage Information Group, André a écoulé 2,7 millions de caisses de 9 litres (12 bouteilles) en 2023, tous vins effervescents confondus, s'installant à la deuxième place du marché américain. Cook's (1,95 million), Korbel (1,26 million), Barefoot Bubbly (964.000) et J.Roget (544.000) représentent aussi des volumes significatifs de vins effervescents.
Entre 10 et 20 dollars
Sur le seul créneau du champagne, leurs bouteilles sont vendues entre 10 et 20 dollars, à des prix bien plus bas que les vrais champagnes français. "Ce ne sont pas vraiment des concurrents directs", appuie Pierre Mérel, professeur d'économie à l'université de Californie à Davis (UC Davis), pour qui ces vins "jouent davantage dans la catégorie du prosecco" italien. Dans les faits, le "champagne californien" recouvre une large variété de vins effervescents, qui ne suivent pas forcément la "méthode champenoise". Cook's, par exemple, lui préfère la méthode "Charmat" en cuve close.
Les champagnes américains "ne sont pas mis sur le même pied d'égalité en termes de perception de qualité" que les champagnes français, abonde Olivier Gergaud, professeur d'économie à Kedge Business School.
L'accord conclu en 2006 implique le renoncement à toute poursuite judiciaire pour contrefaçon, mais la bataille de l'appellation se joue aussi sur le terrain de l'image. Par la voix du Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC), maisons et vignerons fourbissent les armes de la communication depuis les années 1990, à coup de campagnes publicitaires outre-Atlantique rappelant les mérites des bulles champenoises. Les exportations en-dehors des États-Unis, elles, sont quasi-impossibles. Au Canada, ces mêmes marques retirent la mention "champagne" des étiquettes.
Quoi qu'il en soit, les souhaits de Donald Trump seront probablement contrariés. En 2024, la France a exporté 27 millions de bouteilles de champagne vers les États-Unis: si les flux se réduisaient, chahutés par les nouveaux droits de douane trumpistes, les producteurs locaux seraient loin de pouvoir prendre le relais à court terme. "Ils n'auraient pas les moyens d'augmenter fortement la production du jour au lendemain", note Olivier Gergaud. Les amateurs américains seront peut-être tentés de prendre l'avion, pour se servir une coupe dans une cave de Reims ou d'Épernay.
Un autre désaccord franco-suisse
En 2021, sur les hauteurs du lac de Neuchâtel, le petit village suisse de Champagne obtient la création d'une appellation d'origine contrôlée (AOC) baptisée "commune de Champagne" pour ses vins blancs. Le Conseil d'État du canton de Vaud juge alors qu'il n'y a "pas de risque que le public croie qu'un vin blanc tranquille, vendu dans une bouteille vaudoise étiquetée 'commune de Champagne' et 'vin suisse', puisse être un vin mousseux de Champagne".
Loin d'approuver cette décision, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne dépose un recours demandant l'annulation de cette nouvelle appellation. Avec succès: la Cour constitutionnelle vaudoise donne raison aux Champenois quelques semaines plus tard, estimant qu'une AOC "commune de Champagne" serait contraire aux accords bilatéraux entre la Suisse et l'UE, qui accordent une "protection exclusive" à la dénomination française.