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"Il faut nous comprendre, on n'en peut plus": pourquoi les pharmaciens appellent à la grève générale ce jeudi

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Ce jeudi 30 mai, la quasi-totalité des pharmacies devrait baisser le rideau, à l'invitation des deux fédérations représentatives du réseau. La profession dénonce les pénuries de médicaments et les revalorisations insuffisantes.

"Prenez bien tout ce qu'il y a sur votre ordonnance, car on sera fermés jeudi Monsieur. Si vous ne voulez pas que demain vos médicaments soient livrés par Amazon… Ce n'est pas le coursier qui va vous indiquer les précautions d'administration de votre traitement. Il faut nous comprendre, on n'en peut plus", interpelle un pharmacien basé dans le sud de Paris en délivrant une prescription à un de ses clients.

Le mot d'ordre a été lancé depuis quelques semaines, la grève des pharmaciens va être massive ce 30 mai.

La quasi-totalité des officines va baisser le rideau, à l'appel des deux fédérations représentatives de la profession, l'USPO (l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine) et la FSPF (Fédération des pharmaciens d’officines). "À Montrouge, sur 11 pharmacies, 10 vont être fermées", commente Eric* (le prénom a été modifié), titulaire dans la commune des Hauts-de-Seine. Seules les pharmacies réquisitionnées et quelques rares officines, notamment dans les centres commerciaux devraient dispenser des médicaments.

Plus de 5.000 médicaments en rupture

Une mobilisation qui interpelle, la dernière grève d'ampleur de la profession remontant à 2014. Emmenés par leurs fédérations, les pharmaciens dénoncent la pénurie de médicaments, la possible concurrence de sites de vente en ligne, et plus globalement "un système à bout de souffle".

La pénurie généralisée est un des principaux signaux d'alarme. Plus de 5.000 médicaments seraient en rupture.

"C'est l'enfer. On va perdre une dizaine d'heures par semaine à trouver un fabricant ou un grossiste qui voudra bien vendre deux boîtes d'antibiotiques pour les enfants", commente un jeune pharmacien titulaire, Vincent* (le prénom a été modifié) qui tient une pharmacie dans les Yvelines près de Saint-Germain-en-Laye.

"On en est en rupture de médicaments de base, d'amoxicilline sous forme pédiatrique par exemple, d'antidiabétiques, de crèmes anti-inflammatoires", abonde Eric, le pharmacien localisé à Montrouge.

Celui qui en pâtit, c'est le patient. Désormais, quand on arrive à délivrer une ordonnance au global, c'est la fête".

Des pénuries qui ont un impact direct sur les activités quotidiennes des pharmaciens, et sur le chiffre d'affaires. "Ces ruptures récurrentes nous font chercher des alternatives toute la journée", commente Bruno Baptiste, qui a une toute petite officine dans le 15e arrondissement de Paris.

On travaille désormais pour des factures minuscules, des ordonnances à quatre euros, ça joue forcément sur le chiffre d'affaires."

Deuxième motif de grogne, la possible vente de médicaments sur ordonnance sur des plateformes en ligne. Ce sujet récurrent de crispations a été remis à l'ordre du jour par Gabriel Attal dans son discours de politique générale. Les pharmaciens ont jusqu'ici le monopole de la délivrance de médicaments.

"Il faut y voir une manœuvre des lobbys, notamment de la grande distribution. Il y a une manne financière derrière. Mais ce ne sont pas les plateformes qui vont donner des conseils de posologie", souligne Eric.

Un projet de loi sur les professions réglementées sens est prévu d'ici l'automne selon la FSPF qui alerte sur des dispositions pouvant menacer les officines.

Enfin, la grève porte sur les négociations en cours avec l'Assurance maladie, menées par les fédérations professionnelles. Lors de la séance de négociations avec l'Assurance maladie les fédérations ont obtenu une première revalorisation, jugée encore insuffisante. Elles demandent des ajustements complémentaires pour assurer la survie du réseau.

Des marges qui mettent en péril le devenir de la filière

Le nerf de la guerre? L'honoraire de dispensation, soit la commission fixe perçue par la profession pour toute vente de médicaments, fixée à un tarif unique de 1,02 euro par boite depuis quelques années. "C'est un honoraire fixe qui n'a jamais été revalorisé avec comme seul objectif de faire baisser les prix des médicaments", déplore encore Vincent.

Ce prix fixe, s'il a l'avantage de ne pas encourager la délivrance de médicaments onéreux quand des alternatives existent, est trop insuffisant pour rémunérer le travail du pharmacien. Les pharmaciens perçoivent en plus du fixe une marge commerciale, calculée en pourcentage du prix fabricant. Mais ces marges non linéaires ont baissé depuis 2018. Selon Vincent, le pharmacien des Yvelines, c'est tout le système de rémunération de la profession qu'il faudrait remettre à plat. "On est la seule profession libérale à ne pas facturer une prestation intellectuelle. Le conseil médical qui est la base du métier n'est pas rémunéré."

Et les missions complémentaires, telles que la vaccination, les entretiens pharmaceutiques, les tests urinaires qui ont été proposées aux officines depuis quelques années? "C'est très bien pour notre image de marque, mais franchement la logistique ne suit pas. Comment pensez-vous que je peux faire ça avec un local de 25m2?", demande Bruno Baptiste.

"De la fumisterie", tranche Vincent. "Les missions sont mal rémunérées, entraînent un décalage de trésorerie, nécessitent une surface de vente importante que les pharmacies n'ont pas forcément".

Comme les autres secteurs, les officines subissent également la répercussion de l'inflation et une hausse des charges que des marges en berne ne parviennent pas à compenser. Le devenir de la filière est en péril selon les pharmaciens.

C'est donc l'ensemble de la profession qui manifeste son désarroi ce jeudi. Les fédérations alertent sur le risque de "désert pharmaceutique". "Je suis en centre urbain, dans un lieu de passage, c'est ça qui me sauve, lâche Bruno Baptiste. J'aurais la même surface dans un petit village de 300 habitants, je ne serai probablement plus là."

En 2023, plus de 300 pharmacies avaient mis la clé sous la porte, soit quasiment une fermeture par jour.

Marine Landau