BFM Business
Economie et Social

Ce que change (ou pas) la requalification d'un chauffeur Uber en salarié pour les autres plateformes

La ministre du Travail Muriel Pénicaud a annoncé ce jeudi le lancement d'une mission sur le statut des travailleurs des plateformes et des "propositions d'ici l'été", au lendemain d'une décision historique de la Cour de cassation contre Uber.

La ministre du Travail Muriel Pénicaud a annoncé ce jeudi le lancement d'une mission sur le statut des travailleurs des plateformes et des "propositions d'ici l'été", au lendemain d'une décision historique de la Cour de cassation contre Uber. - Uber

En requalifiant la relation entre un chauffeur VTC et Uber en contrat de travail salarié, la Cour de cassation secoue le modèle juridique et économique des plateformes internet. Voici les principales conséquences et interrogations nées de cette décision, qui appelle aussi pour certains à une évolution du droit du travail en France.

En jugeant que le statut de travailleur indépendant d'un chauffeur Uber "était fictif", la chambre sociale de la Cour de cassation a frappé un grand coup. Cet arrêt a même été traduit de manière inédite en anglais et en espagnol. Les juges de la plus haute juridiction française révélaient ainsi leur ambition de donner à leur décision un retentissement européen, au-delà de la plateforme de VTC active en France avec ses 28.000 chauffeurs.

En validant la requalification en contrat de travail du lien entre Uber et un de ses ex-chauffeurs, la décision judiciaire française soulève plusieurs questions pouvant affecter tous les autres sites internet d'intermédiation faisant travailler des "indépendants". 

Voici les principales conséquences et questions soulevées par l'arrêt du 4 mars 2020:

> Uber va-t-il être contraint de salarier ses chauffeurs?

"C'est la seule et unique affaire en requalification que nous ayons jamais perdue en France", s'est empressé de commenter la direction d'Uber. En l'absence d'action de groupe saisie sur le sujet, chaque chauffeur doit faire individuellement valoir ses droits et pour l'instant un seul d'entre eux a entamé une action même si la jurisprudence instaurée par l'arrêt de la Cour de cassation ouvre la voie à d'autres contentieux.

Cette décision de la Cour de cassation n'entraîne donc pas une requalification automatique en salariés des 28.000 chauffeurs utilisant l'application. Par ailleurs, cet arrêt ne tranche pas l'aspect pécuniaire (dédommagements et indemnités) du litige, le salarié devant retourner devant les Prud’hommes pour les obtenir.

> Le modèle économique d'Uber est-il fragilisé?

Dans l'immédiat, c'est le volet financier de la requalification en contrat de travail qui fait peser une épée de Damoclès sur Uber. Si l'arrêt de la Cour ne statue pas sur les conséquences financières (indemnités) celles-ci seront calculées dans le cadre d’un procès distinct près le Conseil de Prud’hommes.

Pour Grégoire Leclerq, président de la fédération des entrepreneurs (FNAE), les "indemnités qu'Uber pourraient être condamné à verser à ses chauffeurs" pourraient lui coûter cher.

L'incertitude pour Uber tient au nombre de cas de contentieux qui pourraient se présenter à l'avenir car la décision de la Cour de cassation "fait jurisprudence", a rappelé la ministre du Travail ce jeudi matin.

En outre l'Urssaf pourrait prendre prétexte du jugement rendu pour réclamer à Uber des arriérés de charges sociales salariales et patronales qui pourraient faire rapidement grimper la facture si le nombre des chauffeurs plaignants se comptait par centaines.

Au-delà des conséquences juridiques et financières pour Uber, "la décision de la Cour de cassation frappe au coeur le modèle économique des plateformes numériques d'intermédiation", estime Joël Hazan, directeur associé au sein du cabinet de conseil BCG (Boston Consulting Group).

"Uber repose sur un modèle hérité de celui des plateformes dépourvus d'actifs. Comment devenir un acteur clé dans les transports sans investir dans les chauffeurs ou les véhicules. En voulant ne s'occuper de rien, ils se sont mis dans une ornière", estime sans ambages ce spécialiste du BCG, pour qui Uber est en fait rattrapé par le droit du travail.
"Cette décision est une avancée majeure. Je pense même que c'est un progrès sur le chemin vers la normalisation du modèle social des plateformes" conclut-il.

> Les autres plateformes sont-elles concernées?

L'arrêt rendu le 4 mars 2020 est la seconde décision de la chambre sociale de la Cour de cassation concernant des travailleurs des plateformes numériques, après l’arrêt prononcé dans l’affaire Take Eat Easy, opérateur de livraison de repas à domicile.

"Hormis quelques spécificités et subtilités propres à l'activité de VTC, l'arrêt de la Cour évoque beaucoup de considérations qui sont génériques", assure Joël Hazan du BCG pour qui la décision rendue était inévitable voire "souhaitable d'un point de vue social et économique".
C'est aussi l'avis de la fédération nationale des auto-entrepreneurs (FNAE). "En déclarant que les chauffeurs ne jouissent que d'une indépendance fictive, la chambre sociale de la Cour de cassation modifie les règles du jeu pour tous les acteurs de la nouvelle économie, qui ne pourront plus faire appel à des autoentrepreneurs", estime Grégoire Leclercq son président. "Le risque induit est désormais très lourd : requalifications en masse, contrôles URSSAF pour salariat déguisé, risque pénal pour travail dissimulé, et fuite des investisseurs."

> Les indépendants de ces plateformes ont-ils intérêt à devenir salariés?

"Cette décision ne reflète pas les raisons pour lesquelles les chauffeurs choisissent d'utiliser l'application Uber. Ils choisissent Uber en raison de l'indépendance et de la flexibilité qu’elle permet", s'est empressée de commenter la direction d'Uber France, en réaction à l'arrêt de la Cour de cassation.

Il est probable que les quelque 28.000 chauffeurs travaillant pour Uber ne vont pas tous réclamer la requalification de leur relation avec la plateforme en contrat de salarié. 

Du côté de la fédération des auto-entrepreneurs, on est peu ou prou sur la même longueur d'ondes. "Cette décision va pénaliser les autoentrepreneurs qui vont perdre leurs revenus alors qu’ils n’ont rien demandé. L’impact social est immense!", assène Grégoire Leclercq, président de la FNAE.

> Quelle évolution juridique pour les travailleurs de ces plateformes?

Dans les commentaires accompagnant sa décision, la Cour de cassation a reconnu, "le droit français ne connaît que deux statuts, celui d’indépendant et de travailleur salarié". Or, ce système binaire fait fi des nouvelles formes de travail qu'a fait naître l'avènement des plateformes internet d'intermédiation. C'est aussi l'opinion de l'exécutif gouvernemental.

"Il y a une zone de flou parce que la grande majorité des travailleurs des plateformes veulent être indépendants, veulent la liberté mais veulent à juste titre aussi avoir des protections", a affirmé Muriel Pénicaud, la ministre du Travail sur Europe1, ce jeudi matin. "Il faut inventer des règles qui permettent la liberté et la protection", a-t-elle estimé, en annonçant le lancement avec le ministre de l'Économie d'une mission aboutissant à des propositions d'ici l'été prochain. "Il faut trouver un cadre qui permette aux travailleurs d'être protégés, qu'ils veuillent ou non être salariés", a-t-elle poursuivi.
L'opinion est sensiblement la même à la fédération des autoentrepreneurs. "Il reste un chantier à ouvrir: s'atteler à la rédaction d'un contrat social plus respectueux mais également plus équilibré. Nombreux sont les autoentrepreneurs qui ne souhaitent pas devenir salariés mais qui appellent de leurs vœux la construction d’un dialogue social avec des plateformes, propice à l’amélioration des conditions d’exercice" affirme-t-on à la FNAE.

La solution juridique pourrait venir d'un régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants comme il en existe dans certains États européens. Au Royaume-Uni, c'est le cas du régime des "workers", régime intermédiaire entre les "employees" et les "independents", ou en Italie avec les contrats de "collaborazione coordinata e continuativa", "collaborazione a progetto", suggère la Cour dans les commentaires accompagnant son désormais fameux arrêt du 4 mars 2020.

Frédéric Bergé