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Des ouvriers chinois payés 4 euros de l'heure qui font 90 heures par semaine pour fabriquer des sacs à 4.000 euros: l'envers du luxe italien fait tache

Milan, Italie

Milan, Italie - AFP

Derrière la vitrine dorée du luxe italien, un système opaque de sous-traitance fait vaciller l’image du "Made in Italy". Dernier scandale en date: Loro Piana, maison spécialisée dans le cachemire appartenant à LVMH, qui a été placée sous administration judiciaire en Italie pour avoir indirectement favorisé l’exploitation d’ouvriers. Une affaire qui met en lumière un problème plus global touchant toute la filière.

Cachemire de luxe, sacs à 3.000 ou 4.000 euros… et ateliers clandestins. L’Italie, terre du luxe mondial, cache une face bien moins reluisante: celle d’ouvriers sous-payés, sans papiers, parfois enfermés dans les ateliers pour produire à bas coût. L’affaire Loro Piana n’est pas une exception, mais l’illustration d’un système opaque, qui opère dans les coulisses du luxe transalpin.

Placée sous administration judiciaire mi-juillet par un tribunal de Milan, la griffe Loro Piana, fleuron italien du cachemire détenu par LVMH, a été rattrapée par les pratiques troubles de sa sous-traitance. En cause: une chaîne de production en cascade, aux maillons invisibles, où des ouvriers chinois en situation irrégulière travaillaient dans des conditions illégales, sous-payés, parfois hébergés directement dans les ateliers. Les ouvriers étaient payés environ 4 euros de l’heure et contraints à des horaires extrêmes (jusqu’à 90 heures par semaine). Le tribunal pointe une "négligence coupable" de la part de la marque, et un audit interne jugé défaillant.

Loro Piana
Loro Piana © Loro Piana
"Ce qui est arrivé à Loro Piana, c’est qu’un "sous‑sous‑traitant" d’un autre sous‑traitant a été sollicité par un fournisseur qui nous était caché. Nous ne pouvions pas le savoir (...) c’est un sujet qui concerne toute l’Italie et sur lequel on doit agir collectivement", a expliqué Cécile Cabanis, directrice financière adjointe de LVMH, lors des résultats semestriels du groupe, le 24 juillet 2025.

Contacté par Fashion United, Loro Piana précise que le fournisseur en question n’a pas respecté ses "obligations légales et contractuelles". La société Loro Piana a déclaré dans son communiqué qu’elle "révisait constamment et continuerait à renforcer ses activités de contrôle et d’audit" pour garantir le respect de ses propres normes de qualité et d’éthique tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Un cas emblématique d’un système plus large, dénoncé par les procureurs milanais, où la course aux coûts bas gangrène l’envers du luxe Made in Italy.

Un écosystème fragmenté propice aux abus

D’après le cabinet de conseil Bain, l’Italie abrite entre 50% et 55% de la production mondiale de produits de luxe. Un tissu productif qui repose en grande partie sur des milliers de PME et de petits ateliers, concentrés dans les régions de Milan, Florence ou Prato. C’est cette organisation éclatée qui rend les contrôles difficiles et les dérives possibles.

Milan, Italie
Milan, Italie © AFP

En effet, la production du luxe italien repose sur un enchevêtrement de micro-entreprises, de prestataires indépendants et de sous-traitants à plusieurs niveaux, souvent situés dans des zones industrielles discrètes autour de Milan, Prato ou Naples.

Dans ce réseau dense, les grandes maisons ne travaillent que rarement en direct avec les fabricants finaux. Les commandes passent de main en main, d’un donneur d’ordre à un atelier, puis à un autre, parfois jusqu’à un quatrième ou cinquième sous-traitant. Un morcellement qui rend le suivi quasi impossible, même pour les marques soucieuses de conformité.

Chaque maillon peut externaliser une partie de la production sans en informer ses clients directs. Les contrôles d’audit traditionnels — souvent planifiés, parfois superficiels — peinent à détecter les abus réels: ateliers clandestins, conditions de travail indignes, salaires de misère ou employés non déclarés, souvent d’origine étrangère. Un modèle économique, à la fois profitable et fragile, dont les limites éthiques sont aujourd’hui mises à nu par les enquêtes judiciaires à répétition.

"Main-d’œuvre disponible 24 heures sur 24"

En 2024-2025, plusieurs grandes maisons de luxe comme Dior, Armani ou encore Valentino, ont été épinglées par la justice italienne pour des pratiques alarmantes dans leur chaîne de sous‑traitance.

L’autorité de la concurrence explique ces contrôles par "un éventuel comportement illicite dans la promotion et la vente d’articles et d’accessoires vestimentaires, en violation du code italien de la consommation". Bien qu’aucune infraction n’ait été constatée pour Dior, la maison de luxe française devra tout de même verser 2 millions d’euros sur cinq ans pour soutenir des initiatives visant à aider les victimes d’exploitation par le travail.

Du côté de Valentino, sa filiale Valentino Bags Lab a été placée sous administration judiciaire après la découverte d’ateliers clandestins autour de Milan où des ouvriers dormaient sur leur lieu de travail, sans contrat, avec des conditions de sécurité dangereuses.

Dans l’affaire Valentino Bags Lab, les enquêtes menées dans la région de Milan en 2024 et 2025 ont révélé un système d’exploitation bien rodé: certains ateliers tournaient en continu, jour et nuit, même pendant les vacances, afin de disposer d’une "main-d’œuvre disponible 24 heures sur 24", selon l’arrêt de la Cour. Les travailleurs, contraints de dormir sur leur lieu de travail, faisaient face à des cadences infernales, sans pause ni garantie de sécurité. Pour gagner en productivité, les dispositifs de protection des machines étaient souvent démontés, au mépris des règles de santé.

Autre exemple emblématique de l'opacité régnante a éclaté vendredi 1 Août en Italie: le groupe de luxe Armani a été condamné à une amende de 3,5 millions d’euros pour publicité trompeuse sur les conditions de travail chez ses sous-traitants. L’autorité italienne de la concurrence, qui a mené une enquête pendant un an, reproche à Giorgio Armani S.p.A. et Giorgio Armani Operations (GAO) S.p.A. d’avoir formulé des engagements éthiques et de responsabilité sociale "ne correspondant pas à la réalité". En effet, le site de la marque, armanivalues.com, soulignant l'engagement envers le bien-être des salariés et la sécurité au travail prôné par Armani a été pointé du doigt comme un simple outil marketing destiné à séduire la clientèle. En effet, selon l'autorité, Armani travaillait avec des sous-traitants qui eux-mêmes faisaient appel à d’autres prestataires, où les conditions sanitaires et de sécurité étaient "inacceptables". Armani a annoncé dans un communiqué qu'il fera appel de cette amende, exprimant "sa déception et son amertume".

Valentino défilé couture printemps-été 2024.
Valentino défilé couture printemps-été 2024. © Valentino

Devant l’ampleur des dérives, le ministre italien de l’Industrie, Adolfo Urso, a plaidé pour un système de certification préalable de la légalité et de la durabilité des fournisseurs, afin d’éviter que les actions illégales d’un maillon n’entachent toute une industrie, symboliquement liée au "Made in Italy".

Parallèlement, en mai 2025, un plan d’action a été signé par les autorités, les fédérations de la mode et les syndicats, engageant le secteur à renforcer les contrôles et à éradiquer l’exploitation dans les chaînes de production.

Si l’Italie est l’usine européenne du luxe, elle est aussi celle où les tensions entre excellence artisanale et profit à bas coût se confrontent. Le cas Loro Piana, loin d’être isolé, sonne comme un signal d’alarme: la confiance du consommateur, la réputation du secteur et la légitimité du "Made in Italy" reposent désormais sur une transparence enfin assumée.

Juliette Weiss