Tech&Co Intelligence artificielle
Sam Altman, Elon Musk, Satya Nadella (de gauche à droite): trois des principaux visages de l'histoire d'OpenAI

AFP/Tech&Co

"C'est OpenAI qui change le monde": qui se cache derrière le créateur de ChatGPT?

La startup californienne cofondée par Elon Musk en 2015 a un but simple: protéger le monde des dangers de l’intelligence artificielle… en la mettant à disposition de tous. Mais en publiant des systèmes de plus en plus perfectionnés, elle pourrait créer la menace qu'elle voulait à tout prix éviter.

-

Le dîner a des faux airs de film d’espionnage. Dans les hauteurs discrètes de Menlo Park, qui surplombe la baie de San Francisco, une sélection des plus grands cerveaux du monde attend impatiemment l’invité du soir, Elon Musk.

Ils sont attablés au Rosewood, un hôtel grand luxe au style de ranch californien niché dans les collines baignées par le soleil estival. Le lieu de rendez-vous incontournable pour la crème des entrepreneurs et des investisseurs de la Silicon Valley.

En ce mois de juin 2015, le patron de Tesla et de SpaceX n’est pas encore le deuxième homme le plus riche du monde, mais il a déjà toutes les bonnes habitudes d’une star de la tech: il est en retard.

Quand il arrive enfin dans la salle à manger privée de l'hôtel, il est accueilli par une assemblée de jeunots qui ferait pâlir n'importe quel nerd. On y trouve Ilya Sutskever ou encore Wojciech Zaremba, deux petits génies de l'intelligence artificielle passés par Google et Meta. À leurs côtés, Greg Brockman, un jeune homme déjà expérimenté dans la création d'entreprises.

Enfin - et surtout - Sam Altman, tout juste 30 ans, un visage un peu poupin mais à la tête du plus grand incubateur de startups du monde, Y Combinator.

La peur d'un "dictateur éternel"

Aucun ne se doute que ce dîner les conduira, avec d'autres milliardaires déterminés à guider le futur de l'humanité, à créer une des startups qui apparaît aujourd'hui comme une des plus puissantes, des plus disruptives – et peut-être des plus dangereuses – du secteur de l'intelligence artificielle. De l'IA génératrice de textes ChatGPT à DALL-E 2, qui imagine des oeuvres d'art impressionnantes en quelques secondes. Son nom: OpenAI.

Ce dîner californien est le point de départ du projet, mais la présence d'Elon Musk avait de quoi surprendre. Un an auparavant, le patron star de la tech semble comme terrifié par les développements de l'intelligence artificielle. "Avec l'IA, on invoque le démon", "le plus grand danger existentiel" de l'Histoire, "potentiellement plus dangereuse que les bombes nucléaires" clame-t-il dans la presse.

Il redoute particulièrement la création d'une "intelligence artificielle générale" (AGI en anglais), celle qui ne serait pas limitée à une tâche bien précise mais pourrait atteindre ou dépasser les humains dans tout un tas de domaines.

En 2014, Google rachète DeepMind, une des entreprises en pointe en matière d'IA – dans laquelle Elon Musk avait déjà investi. N'y a-t-il pas un risque que Google monopolise tous les profits, et tous les pouvoirs, générés par l'IA?

"Si l'IA qu'ils développent tourne mal, nous risquons d'avoir un dictateur surpuissant et immortel pour toujours", déclare Elon Musk au magazine New Yorker en 2016.

Comment éviter ce danger existentiel? C'est l'idée du fameux dîner. Pour Elon Musk et Sam Altman - qui investit tous azimuts dans les startups d'envergure - ce sera seulement en créant une IA qui sera l'opposé de celle de Google. Leur centre de recherches sera "open source": il mettra ses créations à disposition de tous et encouragera ses chercheurs à publier le maximum de leurs travaux. Il sera aussi à but non lucratif, pour "être libre d'obligations financières" et ainsi "se concentrer sur un impact humain positif".

Sauver l'humanité de l'IA

Les deux hommes mobilisent leurs réseaux pour lancer ce projet fou. Elon Musk va chercher ses camarades de la "PayPal Mafia": des anciens employés de PayPal, comme lui, qui ont ensuite fondé d'autres entreprises à succès. Parmi eux, Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn et soutien des Démocrates; mais aussi Peter Thiel, libertarien patenté, grand argentier des Républicains de Trump, et fondateur de Palantir (une entreprise d'analyse prédictive de données régulièrement critiquée pour ses partenariats avec les forces de l'ordre).

Sam Altman, lui, embarque la cofondatrice de Y Combinator, Jessica Livingston. Un ensemble de personnalités hétéroclites, mais qui partagent une chose: une confiance presque messianique dans leurs propres valeurs, et leur capacité à changer le futur en finançant des "moonshots", des projets aux chances de succès infimes – mais aux bénéfices potentiellement infinis.

À l'époque, un tel projet impressionne. "Je me suis dit : ‘C'est fantastique de voir une autre organisation à but non lucratif se lancer dans ces recherches!'", se rappelle Oren Etzioni auprès de Tech&Co.

Il a dirigé de 2014 à 2022 le Allen Institute for Artificial Intelligence, un autre institut de recherche sur l'IA à but non lucratif.

Elon Musk et Sam Altman en 2015
Elon Musk et Sam Altman en 2015 © MIKE WINDLE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / GETTY IMAGES VIA AFP

Mais très vite, il interroge. Est-ce une bonne idée de mettre des IA surpuissantes à la disposition de tous? Pour les fondateurs d'OpenAI, c'est justement le meilleur des garde-fous: par la force des choses, le pouvoir arrêtera le pouvoir.

Le projet inquiète aussi Google et Facebook, pour d'autres raisons. Ils font tout pour empêcher la formation du laboratoire jusqu'à la dernière minute, allant jusqu'à offrir des sommes "à la limite de la folie" à leurs chercheurs pour éviter qu'ils ne filent chez la nouvelle concurrence. Mais ces propositions ont l'effet inverse.

"J'ai réalisé qu'OpenAI était le meilleur endroit où je pouvais être", explique l'un des chercheurs à Wired en 2016, un an après la naissance officielle de la startup.

Voir toujours plus grand...

OpenAI a un but. Elle doit maintenant trouver une méthode pour l'atteindre. Comment créer quelque chose (l'AGI) qui n’existait alors que dans l'imagination d'auteurs de science-fiction ?

Entre 2015 et 2019, OpenAI suit toutes les pistes à la fois en constituant plusieurs équipes de recherche, qui obtiennent des résultats souvent impressionnants. Dactyl, une main robot capable de manipuler et résoudre un Rubiks Cube, devient "la nouvelle référence" en termes de dextérité robotique. Les Five, une équipe de bots, écrasent les champions humains du jeu vidéo DotA 2, un célèbre jeu vidéo multijoueur. OpenAI publie aussi son premier modèle de langage, appelé GPT (pour "Generative Pretrained Transformer").

Comment une structure si jeune peut-elle atteindre de tels résultats si vite? OpenAI fait le choix du "bigger is better": elle crée d'énormes modèles qu'elle alimente avec des quantités astronomiques de données. Ce choix a une conséquence: entraîner ces modèles demande des équipements très performants – et très chers. Pour cela, "OpenAI a énormément investi dans sa puissance de calcul", explique Oren Etzioni.

Elle obtient vite des résultats impressionnants, mais ces démonstrations ne sont pas pensées pour trouver des applications pratiques immédiates. Elles servent plutôt à attirer les talents et les financements, d'autant plus nécessaires qu'OpenAI n'a finalement obtenu qu'une fraction du milliard de dollars promis par ses généreux donateurs, selon des documents consultés par Fortune. Et à trop courir de lièvres à la fois, OpenAI s'éparpille.

Alors, la direction réalise qu'elle doit focaliser ses efforts. La feuille de route qu'elle prépare met OpenAI face à la dure réalité: pour atteindre l'AGI, il faudra beaucoup d'argent, surtout si l'objectif est d'être le premier, au risque de tirer un trait sur ses principes. Sam Altman va donc s'occuper d'amorcer ce virage.

... quitte à renier ses valeurs?

Sam Altman n'a pourtant pas l'allure d'un scientifique. Contrairement à Elon Musk, avec qui il a cofondé OpenAI, l'Américain âgé désormais de 37 ans est d’un conformisme presque ennuyeux. Il coche toutes les cases du parfait petit entrepreneur de la Silicon Valley: un réseau social (Loopt) fondé pendant ses études (qu'il a abandonnées), puis revendu pour plusieurs millions de dollars, une empathie proche de zéro, et un style vestimentaire allant du décontracté au discutable.

Mais derrière cette apparence simple, ses yeux verts imaginent le futur à des siècles de nous. Guidé par un appétit insatiable et une confiance messianique en ses propres capacités, il ne se préoccupe que d'une chose: l'impact que ses entreprises auront sur le monde.

"Son but est de façonner tout le futur", explique Paul Graham, fondateur de Y Combinator, qui juge son successeur "extrêmement bon à devenir puissant".

A la tête de l'incubateur de startups le plus célèbre du monde dès 2014 - seulement 3 ans après son arrivée en tant qu'associé -, Altman l'a vite transformé en navire-amiral d'une armada de jeunes pousses, dont les fondateurs ressortaient avec une fascination teintée de mystique pour celui que certains surnommaient "le Yoda des startups".

Mais Sam Altman voit encore plus loin. Il commence à financer des "moonshots" explorant la fusion nucléaire ou le traitement du cancer. Puis il s'intéresse à l'AGI, et à ses conséquences vertigineuses.

Le patron d'OpenAI, Sam Altman
Le patron d'OpenAI, Sam Altman © Jason Redmond / AFP

Ce qui n'est au début qu'un de ses nombreux paris se transforme petit à petit en obsession. Il considère que "la fusion [avec les machines] a déjà commencé", que l'IA va créer "des richesses illimitées et d'énormes suppressions d’emplois", et s'inquiète de la monopolisation de ces technologies par une seule entreprise comme Google. Il se rend à l'évidence: c’est en développant l'AGI qu’il aura le plus grand impact sur le monde.

S'il fallait désigner un seul cerveau derrière OpenAI, ce serait lui. C'est lui qui a organisé le dîner de juin 2015 au Rosewood, où l'aventure OpenAI est née. Et en 2019, lorsqu'il quitte la direction de YC pour prendre celle d'OpenAI, il passe entièrement aux manettes.

OpenAI pactise avec ses démons

Et Elon Musk, alors? Officiellement, le cofondateur d'OpenAI a quitté l'entreprise "en bons termes" en 2018, pour éviter les conflits d'intérêts liés à ses propres recherches en IA avec Tesla. Mais en privé, il désapprouve de plus en plus la direction prise par la startup, en particulier ses manquements de plus en plus fréquents à sa politique open source initiale, comme il l'expliquera plus tard dans une série de tweets.

La prise de contrôle de Sam Altman représente le principal tournant dans l'histoire d'OpenAI.

"Ce n'est pas un chercheur, c'est avant tout un businessman", note Oren Etzioni pour Tech&Co.

Pour renflouer les caisses, OpenAI change de forme. L'association à but non lucratif originelle (OpenAI Inc) devient la maison-mère d'une filiale à but lucratif "limité" (OpenAI LP), selon la direction. "Limité" car les investisseurs ne pourront pas récupérer de profits… au-delà de 100 fois leur investissement initial. Un seuil très élevé qui fait dire à beaucoup qu'"OpenAI est devenu une entreprise à but lucratif", comme l'estime Oren Etzioni.

OpenAI a entrouvert la porte, mais encore faut-il que les investisseurs s'y engouffrent. Et le magicien de la levée de fonds a flairé une proie potentielle: Microsoft. À l'époque, le géant de la tech est loin d'être le favori dans la course à l’IA, face à des rivaux comme Google ou Meta. Son président Satya Nadella veut renverser la tendance comme il l'a fait dans le domaine du cloud, en concevant des composants électroniques spécialisés et en embauchant des grands noms, mais sans grand succès jusqu'alors.

Sam Altman approche alors Microsoft, multiplie les démonstrations de produits, et obtient un partenariat qui fait entrer l'entreprise dans une autre dimension. Microsoft injecte un milliard de dollars dans OpenAI en 2019 et devient son partenaire clé. Le numéro 2 du cloud fournit à la jeune pousse toute la puissance de son cloud Azure, et en échange, il obtient un "accès privilégié" aux technologies conçues par OpenAI.

La nouvelle star de l'IA

Grâce à cette nouvelle puissance de feu, OpenAI peut pousser le "bigger is better" encore plus loin. La stratégie porte vite ses fruits avec la présentation, la même année, de GPT-2: un algorithme capable de créer des textes à l'écriture assez proche de celle d'un humain. Presque aussitôt écrasé par GPT-3, en 2020, entraîné sur tout Wikipédia, deux tiers d'internet et un nombre tout aussi gigantesque de livres.

Puis c'est l'avalanche. En 2022, la popularité d'OpenAI explose avec l'ouverture au public de nombreux outils bluffants. DALL-E 2, un algorithme capable de générer des images inédites sur demande. Whisper, pour retranscrire ou traduire des enregistrements dans de nombreuses langues. Point E, qui reprend en quelque sorte le principe de DALL-E 2, mais en 3D. Et bien sûr ChatGPT, le logiciel de génération de texte dérivé de GPT-3 qui a bluffé le monde entier.

Pour des millions d'internautes, les produits d'OpenAI sont le premier contact avec les IA et leurs possibilités presque infinies. La startup propose également à n'importe quelle entreprise de les intégrer à leur site ou leur application, pour une fraction de centimes par utilisation.

Grâce à son partenariat, Microsoft introduit ces technologies dans tout un tas de logiciels, notamment une version améliorée de ChatGPT dans le moteur de recherche Bing. Une menace existentielle pour son rival Google, qui est obligé d’accélérer le rythme de sortie de ses propres IA pour ne pas passer pour un retardataire. L'entreprise a notamment dévoilé Bard, l'IA qui sera intégrée à son moteur de recherche.

Des promesses démesurées?

Mais en chemin, l'organisation n'aurait-elle pas oublié ses principes fondateurs? À sa création, OpenAI voulait par exemple encourager ses chercheurs à publier leurs travaux. Un principe petit à petit devenu l'exception. Impossible de savoir ce qu’il y a sous le capot de leur produit phare ChatGPT: le code de l’algorithme, les données d'entraînement utilisées…

"Ils devraient se renommer 'ClosedAI'", plaisante Oren Etzioni.

OpenAI dit aussi agir pour le bien commun. Mais ce principe est-il compatible avec la publication de ChatGPT, qui donne régulièrement de fausses informations, permet à des élèves de tricher aux examens, et va aggraver les campagnes de désinformation?

L'entreprise développe des garde-fous pour limiter les effets négatifs de ses technologies. Sam Altman estime qu'il vaut mieux publier ces systèmes encore bancals que de relâcher des IA parfaites dans une société vierge de tout contact avec elles.

Ces IA parfaites, justement, sont-elles seulement envisageables? La définition même de l'intelligence artificielle générale (AGI), celle qui atteindra voire dépassera les capacités humaines dans toutes sortes de tâches, fait toujours l'objet de débats. Mais chez OpenAI, la moitié des salariés la voient arriver dans les 15 ans. Plutôt optimiste...

Or, c'est sur cette possibilité que reposent les promesses mirobolantes d'OpenAI. Sam Altman a par exemple expliqué au média américain Techcrunch que si OpenAI arrivait à créer l'AGI, elle pourrait "peut-être capter toute la création de valeur future dans l'univers".

"C'est OpenAI qui change le monde"

Mais pour le moment, l'entreprise accumule surtout les pertes nettes: plus de 500 millions de dollars en 2022, selon des projections consultées par Fortune. La puissance de calcul nécessaire au "bigger is better" a un coût, tout comme le recrutement des cerveaux.

Et la concurrence va s'intensifier. Se sentant menacé, Google a prévu d'accélérer le rythme de sortie de ses IA, qu'il gardait en réserve pour éviter la mauvaise publicité souvent associée à ce genre de produits. Meta est aussi sur les rangs.

Malgré tous ces défis, OpenAI reste en position de force. La startup prépare déjà ses prochains coups d'éclat: un "ChatGPT de la vidéo", et surtout GPT-4, le modèle de langage annoncé mi-mars. "Plus que tout autre organisation liée à l'IA, c'est OpenAI qui change le monde", résume Oren Etzioni.

Dans quelle direction? C'est encore son patron qui en parle le mieux : "Le bon scénario est juste si incroyablement bon que vous avez l'air d'un fou quand vous en parlez", explique Sam Altman lors d'une conférence en janvier. "Le mauvais scénario, c'est... rideau pour tout le monde."

Luc Chagnon