"On a mis les joyaux de la couronne à part": Ubisoft met à l'abri ses jeux stars sans rassurer sur son avenir

Assassin's Creed Shadows - Ubisoft
Le réveil a été bon pour Ubisoft. Au lendemain de l'officialisation d'une rumeur qui circulait depuis plusieurs semaines et de la création d'une filiale dédiée aux franchises les plus importantes (Assassin’s Creed, Far Cry et Tom Clancy’s Rainbow Six), la bourse a réagi favorablement à l'annonce de l’éditeur français avec un titre qui s'envolait, vendredi midi, de près de 10% à la bourse - avant de finalement retomber à la mi journée.
Tencent va y investir 1,16 milliard d’euros pour une participation minoritaire à hauteur de 25% d’une valorisation estimée à 4 milliards d’euros - bien plus que la valorisation d’Ubisoft ces dernières années ou même ce vendredi (environ 2 milliards d'euros). Déjà actionnaire minoritaire dans Ubisoft, le groupe chinois a été choisi "à l’issue du processus de sélection formel et compétitif lancé par le groupe" et ce, malgré "les marques d’intérêt reçues de diverses parties" qui ont été sérieusement étudiées, précise le communiqué d’Ubisoft. Une nouvelle union qui sera effective d'ici la fin 2025.
Une entité satellite déjà prévue depuis longtemps
Mais l’apport de Tencent ne surprend nullement en interne. Beaucoup y voient un moyen de laisser le géant asiatique s’implanter un peu plus dans la maison sans avoir à se soumettre au droit de vote des actionnaires ou bien en réalisant une OPA. Rien d’agressif en somme et de l’argent supplémentaire injecté pour soulager la maison bientôt quadragénaire.

Enregistrée août 2024, une entité SAS Ubisoft Nova, domiciliée au siège du groupe à Saint-Mandé, et servant à "l’édition de jeux électroniques" avait été repérée par Tech&Co il y a quelques semaines. Mais sans aucun salarié et pour seul dirigeant Yves Guillemot. La préparation sans doute pour cette arrivée du satellite Ubisoft qui n’a pas encore de nom et qui sera effective "d’ici la fin de l’année", a indiqué l'entreprise, ajoutant que le siège de la filiale sera bien en France et "100% détenue par Ubisoft".
Cette filiale va ainsi récupérer le développement l’édition, le marketing et la distribution des trois grosses licences maison. Cependant, la propriété intellectuelle reste au sein d’Ubisoft qui octroie "une licence mondiale, exclusive, irrévocable et perpétuelle". Tencent pourra donc avoir un droit de regard sur les jeux, avec de nombreuses clauses dans le partenariat qui lui octroient quelques interventions. Une façon de prendre un peu plus de poids alors que Tencent détient 9,99% des actions Ubisoft et 49,9% de Guillemot Brothers, la holding familiale.
Des salariés écartés et inquiets
Mais de nombreuses questions demeurent sur le sujet. La filiale va regrouper des milliers de salariés travaillant sur les licences dans les studios Ubisoft Montréal, Québec, Sherbrooke, Saguenay, Barcelone et Sofia. En revanche, si une cinquantaine du siège de Saint-Mandé (administratif, marketing, communication...) y prendront part, les équipes d'Ubisoft Bordeaux, qui ont donné vie à Assassin's Creed Mirage et travaillent actuellement sur des extensions pour cet épisode et son successeur, ne font pas partie du paquetage.
"On a un sentiment de déclassement", s'inquiète un salarié d'Ubisoft auprès de Tech&Co, ajoutant que ceux qui ne sont concernés ont l'impression d'être laissés pour compte. "On a l'impression qu'on a mis les joyaux de la couronne à part", déplore un élu qui craint qu'avec sa prise de participation dans l'entité, Tencent se montre "beaucoup plus interventionniste", notamment sur les prochains jeux. "Ils voudront sans doute un retour sur investissement et vont intervenir bien plus sur la production", note-t-il.
L'autre interrogation des syndicats concerne la fameuse "direction propre" promise. Pour le moment, aucun nom n'a été avancé. "Ce sera un signe fort de l'orientation donnée. Mais à l'heure actuelle, il y a beaucoup de monde qui pourrait faire l'affaire en interne, mais aucun nom. Ca pourrait venir de l'intérieur", s'inquiète le délégué syndical.
Tout cela ne rassure donc pas totalement les non-concernés sur le devenir de l’entreprise, dont l’exercice fiscal se termine au 31 mars avec cette annonce en fanfare. Un rachat par Tencent semble totalement écarté, au moins jusqu'en 2030. Une date qui coïncide avec les 70 ans d'Yves Guillemot, âge auquel il avait par le passé murmuré un départ. En tout cas, l'idée d'une vente à la découpe - écarté pourtant par le patron - ne disparaît pas des esprits. Les salariés s'attendent à une réorganisation avec le départ des équipes concernées. Des inquiétudes qui concernent notamment Ubisoft Toronto, le seul studio canadien non impliqué dans le mouvement faute de jeux concernés et qui a perdu plusieurs de ses titres récemment, rapatriés à Ubisoft Québéc.
"On a une forme de plan économique en cours. On nous change certains outils pour faire des économies et ça entraîne des conditions de travail dégradées", déplore-t-on en interne. "Il y a une inquiétude générale que ça n'a pas atténué. Et puis, ça renforce déjà le sentiment de différence de traitement entre les Québécois et les Français."
"Un tournant pour Ubisoft"
Interrogé par Les Echos, Yves Guillemot s'est félicité de cette opération qui ramène les finances de l'entreprise dans le vert et va surtout permettre "de maintenir le groupe structuré (sans que) l'on ne se sépare d'aucune marque". Mais surtout, Ubisoft compte énormément sur Tencent pour l'aider à capitaliser sur ces trois marques afin de "générer un milliard d'euros de revenus annuels ou plus". Une pérennité des licences phares pour assurer les destinées de l'editeur qui annonce aussi un changement de son modèle opérationnel. "Nous développons et faisons grandir la société avec désormais une visibilité à moyen terme, ce qui concerne aussi ma propre situation", ne cache-t-il pas.
"Ces marques doivent devenir plus grosses. Cette opération est un tournant pour Ubisoft et dans notre façon de gérer l'entreprise", explique le patron d'Ubisoft.
Ubisoft ne voit donc que du positif pour l'entité, mais aussi pour "soutenir la croissance de certaines franchises choisies". Avec l’argent injecté, il peut donc se tourner vers le développement de nouveaux jeux, asseoir aussi plus confortablement ceux en cours. Cela pourrait concerner notamment Ghost Recon, dont un nouveau jeu est en production, l’évolution de la franchise The Division, ou encore "l’accélération de la croissance des titres les plus performants et le développement de nouvelles marques soutenues par des technologies disruptives". Les projets autour de l'IA devraient s'accélérer.

Avec l’obligation de Tencent de conserver sa participation durant cinq ans sans l'augmenter, Ubisoft peut se projeter plus simplement dans l’avenir. L’éditeur français met sans doute aussi à l’abri ses licences les plus rentables, les protégeant d’un éventuel rachat du groupe, tout en laissant entendre que le groupe, déjà derrière Epic Games (Fortnite) et Riot Games (League of Legends), devient son partenaire prioritaire, avec quelques libertés octroyées sur l’usage des marques phares. "C'est ce qu'on est allé chercher avec cet accord : avoir le temps et les moyens de redevenir un acteur de l'industrie reconnu pour sa créativité", résume Yves Guillemot.
Les projets à venir pour Assassin’s Creed comme le prochain épisode Codename Hexe, Far Cry 7 ou encore ceux sur la licence Rainbow Six passent sous nouveau pavillon. Et avec les trois millions de joueurs atteints par Assassin's Creed Shadows une semaine après sa sortie, l’importance de garder ses jeux les plus rentables se justifie pleinement face à une gronde récurrente des actionnaires et la tête du chef d'orchestre souvent réclamée, en interne comme à l’extérieur de l’entreprise. Avec ce changement de cap, le capitaine du paquebot espère tout remettre à flot pour le mieux.