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"La situation devient critique": chez Ubisoft, le dialogue social toujours au point mort

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Pour la première fois de son histoire, le jeu vidéo français a connu, jeudi, une journée de grève générale à l’appel des syndicats unifiés. Le signe d’un milieu en souffrance.

Depuis des mois, les piquets de grève fleurissent devant les studios français, de Paris à Montpellier, de Bordeaux à Annecy. Les problèmes économiques le disputent aux fermetures de studio, la crise sociale aux ventes décevantes, les conditions de travail aux incompréhensions. Le jeu vidéo français se porte peut-être bien en créativité, mais sous les apparences, il ne va pas fort.

Premier mouvement de grève national

D’Ubisoft à Don't Nod, deux porte-drapeaux de la "French Touch", la gronde est forte et les négociations ne portent pas vraiment leurs fruits, que ce soit pour les salaires comme pour les conditions de travail. C’est aussi ce qui a poussé les syndicats, sous l’impulsion du Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo (STJV), à monter au front depuis des semaines, à donner de la voix lors de journées précédentes de grève pour arriver ce jeudi 13 février à une grève générale aux quatre coins du pays. À Paris, Lyon, Montpellier, Annecy, Angoulême, Bordeaux, Lille ou encore Nantes, des rassemblements ont eu lieu toute la journée.

Parmi les revendications portées par cette journée sans précédent dans l’Hexagone, il y a la multiplication des risques psychosociaux, notamment les burn-out devenus fréquents dans le milieu du jeu vidéo. Cela fut longtemps le fait des crunchs, ces périodes de fin de développement d’un titre quand tout s’accélère pour boucler dans les temps prévus et qui entraînent des horaires de travail à rallonge.

À cela s’ajoutent les conditions de travail, les licenciements qui touchent certains studios, mais aussi les négociations sur le télétravail, sujet cristallisant notamment chez Ubisoft où l’on ne souhaite pas revenir sur l’accord qui permet d’être à 100% pour les salariés (l’entreprise propose 90%).

Autant dire que cette journée de grève est aussi l’occasion pour les syndicats de renforcer leurs troupes et de faire le plein d’adhérents. Car si de multiples syndicats du jeu vidéo ont vu le jour, le plus important d’entre eux, le STJV, ne compterait qu’un millier de membres. Tous veulent faire de ce mouvement du jour un acte fondateur dans la capacité à mobiliser et à être une véritable force face aux directions.

Ubisoft ou l’insoluble différend?

Chez Ubisoft, par exemple, l’explosion sociale couve depuis de longs mois et reflète bien la crise que traverse l’industrie. Les réunions entre direction et élus du personnel sur les questions salariales comme sociales sont au quasi-point mort. La fameuse Journée de concertation du 22 janvier dernier a accouché d’une souris et un nouveau rendez-vous est d’ores et déjà programmé au 19 février pour tenter d’avancer sur les différents sujets.

Mais de l’aveu des élus, les derniers échanges ayant été peu fructueux et les tensions vives, l’heure semble difficilement aux compromis de part et d’autre. Sur le temps de télétravail, les deux camps campent sur leurs positions et les négociations n’avancent pas. Pour faciliter les négociations, Ubisoft a proposé la mise en place d’un comité de groupe. Mais du côté des représentants du personnel, on craint que ce ne soit une façon de repartir à zéro et d’imposer les seules choses déjà prévues par la loi, "sans aller au-delà et donc sans chercher à renégocier, même ce qui touche la vie en entreprise, le parcours professionnel, la formation".

"Jusqu’à présent, ils n’ont fait aucune concession ni proposition favorable aux salariés," déplore un représentant auprès de Tech&Co. La situation devient critique et même des élus se retrouvent en arrêt maladie pour des burn-out ou autre situation personnelle dégradée. Les dissonances et les absences des représentants des ressources humaines ont aussi été signalées par les syndicats.

L’arrivée de renforts et "consultants" venus de l’extérieur parmi les instances dirigeantes pour participer aux discussions avec les CSE et les représentants syndicats a été perçue comme "floue". En décembre, le CSE d’Ubisoft Paris a émis un droit d’alerte économique, une procédure qui permet de demander des explications à l’employeur lorsque des faits affectent de manière préoccupante la situation économique de l’entreprise.

Une rumeur de changement qui enfle

Incapables de s’asseoir à la même table pour trouver un terrain d’entente, les deux parties en arrivent à imaginer porter les différends devant les tribunaux, les uns pour des comportements inappropriés lors des réunions, les autres pour le refus de fournir des documents nécessaires aux discussions ou de réaliser les études de faisabilité, notamment concernant le télétravail. Mais tous s’accordent sur un point: ce ne serait une solution viable pour personne dans le cadre des négociations, les employés en première ligne.

Et puis, depuis des semaines, la rumeur d’un changement chez Ubisoft enfle. De multiples faisceaux concordent autour d’une fin d’exercice 2025 animée (fin mars). La direction voudrait que les discussions sur le télétravail, les revalorisations salariales et tous les autres points soient réglées avant début avril. Le jeu phare qui doit faire relever la tête à l’éditeur français a été repoussé au 20 mars, en pleine conférence GDC des développeurs, juste avant de clôturer son bilan annuel.

La position prise par le groupe dans les négociations avec les studios français, traités comme une entité à part par rapport au siège mondial - situé également en France -, laisse penser à une cession au sein même des plus de 18.000 employés d’Ubisoft. Une façon d'éviter des licenciements alors que d'autres studios à travers le monde ont été fermés.

Un démantèlement? Les élus le craignent à demi-mot. Les collaborations avec le fonds saoudien Savvy Games Group, les murmures d’un rachat des parts par la famille Guillemot pour se sortir de la bourse ou le passage sous pavillon Tencent (qui détient 49,9% des parts de la holding Guillemot Brothers): autant de rumeurs qui n’aident pas à apaiser un géant plus que jamais aux pieds d’argile et à l’esprit tourmenté.

Melinda Davan-Soulas