Chez Ubisoft, la crise sociale monte et menace les futurs jeux de l'éditeur

"C’est un crachat à la gueule". Chez Ubisoft, alors que la direction promettait dans Multijoueurs sur Tech&Co "une co-construction" à élaborer et que les syndicats lui répondaient "chiche", rien ne se déroule au mieux. Depuis plusieurs mois, les négociations ont débuté autour de l’assouplissement du télétravail réclamé par les responsables des studios français, mais rejeté par les syndicats. Et trouver un terrain d’entente paraît une douce utopie à l’heure actuelle.
"Ils proposent de passer de 100% à 90% de télétravail", explique-t-on à Tech&Co du côté des syndicats. Sur le papier, cela correspondrait à un à deux jours par mois de présentiel. À Paris, plus de 10% des salariés — quelque 200 personnes — ne sont ainsi jamais dans les locaux, mais se retrouveraient concernés par l’avenant, avec parfois des vies reconstruites loin de la capitale après le Covid à devoir repenser.
"La co-construction n’est pas là"
Une "situation préoccupante" que l’on retrouve à peu près à l’identique dans les studios de Bordeaux, Annecy ou encore Montpellier. "Pour avoir une dérogation, il va falloir de très bonnes raisons. Si tu veux rejoindre ton conjoint, ça ne rentrera pas en compte. Et ce sera temporaire, il faudra renouveler la demande", déplore un représentant de l'un des syndicats, qui glisse qu’il y a déjà eu quatre accidents du travail à la suite des annonces sous forme de crise, épuisement professionnel, détresse psychologique et autres.
"La co-construction, clairement, elle n’est pas là", déplorent les représentants des salariés qui rappellent qu’avant la pandémie, le télétravail n’existait pas au sein de l’entreprise. Désormais, les dérogations pour un passage à 70% ou plus sont devenues légion. "Ce sont eux qui ont basculé en 100% télétravail parce que les gens se sont mis à jouer pendant le confinement, donc ils ont voulu faire beaucoup de jeux, très vite", nous explique-t-on. "Ils étaient prêts au 100% pour cela. Ils ont même cadré le tout avec la charte qu’ils viennent de dénoncer."
Ce que les syndicats veulent mettre en avant, au-delà des soucis de vie personnelle des salariés, c’est aussi le risque pour le développement en cours de jeu. Sur le prochain très gros jeu à licence développé à Paris, une des équipes est 100% en télétravail, basée aussi en partie à l’étranger. Mais la mesure pourrait toucher les Ressources humaines comme les programmeurs dans tous les studios de l’Hexagone.
"Les négociations se font studio par studio et certains avancent mieux que d’autres, même si ce n’est parfait chez personne", ajoute un élu. Chez certains, les relations se sont même tendues avec aucune étude d’impact faite pour étayer la proposition de la direction et prouver les risques encourus sans changement. Et ce, malgré les demandes des représentants d'obtenir des documents. Ils déplorent aussi "la complication des échanges, avec notamment des DRH changeant de réunion en réunion", nouvellement nommés, par intérim ou en arrêt.
Dans un communiqué conjoint envoyé lundi dernier, les syndicats STJV, CFE-CGC et Solidaires Informatique ont alerté sur le fait que 25% des salariés d’Ubisoft envisageraient de quitter l’entreprise si le 100% télétravail était abrogé. Il faut dire que certains n’ont connu que ce fonctionnement depuis leur arrivée au sein de l’éditeur français.
Un rachat en vue en avril?
À l’échelon international, Ubisoft a annoncé, la semaine passée, la fermeture de studios à Osaka et San Francisco, entraînant de nombreux licenciements à la clé. Le studio japonais avait notamment enregistré l’arrivée de nouveaux salariés… lundi dernier, juste avant l’annonce. Un manque de communication et d’anticipation en local que déplorent les salariés français, craignant que ce monde de management finisse par les toucher.
Mais la crainte est aussi ailleurs. La fin d’année chez l'éditeur d'Assassin's Creed est marquée par les négociations autour du télétravail, des salaires et de très nombreux autres points comme l’égalité professionnelle ou la qualité de vie au travail. Tout doit être réglé, à la demande de la direction, avant le 1er avril. Tous les sujets abordés en CSE ne concernent pas l’échéance de la fin de l’exercice fiscal fin mars 2025, notamment le volet social et vie en entreprise.
Pas vraiment le genre de chose que les salariés veulent entendre. Et l’on craint plutôt une mauvaise blague ici: "une suspicion" de rachat ou un changement radical au sein de la direction du géant du jeu vidéo, le tout entraînant des licenciements beaucoup plus massifs pour une entreprise qui n’en a pas vraiment l’habitude par rapport au reste de l’industrie.
Un changement à la tête, un rachat éventuel par Tencent, murmuré de manière bien plus appuyée qu’avant, ou bien pourquoi pas par Elon Musk, qui s’intéresse de plus en plus au jeu vidéo, "qui se ferait un malin plaisir à s’en prendre à une entreprise bien souvent estampillée 'woke'": autant de bruits qui animent les discussions, des couloirs du siège de Saint-Mandé aux nouveaux bureaux de Bordeaux.
La direction répond
Peu après la publication de cet article, les salariés de l’entreprise ont reçu un mail de leur direction auquel Tech&Co a pu avoir accès. Ubisoft y parle de son "souhait de bâtir un meilleur dialogue social", à nouveau d’insuffler "plus de co-construction et de concertation". Mais la direction y annonce surtout "une grande journée de Concertation Sociale le 22 janvier 2025", au siège de Saint-Mandé (Val-de-Marne) en présence des organisations syndicales.
"C’est une première et un acte fondateur", écrit la direction qui a également communiqué de manière plus publique dans le même sens sur des "Rendez-vous de Concertation Sociale". Cette journée d’échange doit permettre d’établir un plan de travail 2025 sur les questions sociales au sein d’Ubisoft et de "retrouver sa sérénité" depuis notamment les mouvements de grève de la mi-octobre qui avaient secoué l’entreprise.
Mais cela suffira-t-il à calmer la tempête qui gronde? Les syndicats ont été prévenus par surprise de cette communication matinale. "On n’était pas au courant en tant qu’organisation syndicale, nos managers non plus", nous informe un des représentants qui déplore le choix de la date du 22 janvier, alors que "notre négociation sur le télétravail est censée finir le 23."
Et la réponse des intéressés ne s’est pas fait attendre. Dans la foulée du mail de la direction, l’intersyndicale a fait part de sa réponse. Elle s’interroge notamment sur le contenu de la réunion et le volet concernant la question du retour en présentiel, négociations ouvertes depuis le 10 octobre et qui doivent s’achever le 23 janvier 2025. Les organisations demandent ainsi "les informations que cette réunion apportera au débat qui ne (sont) pas déjà contenues dans les négociations".