Comment l'économie américaine migre du nord vers le sud du pays

La crise pandémique a bel et bien modifié en profondeur la géographie économique des Etats-Unis. A la longue, le Nord-Est -où se concentre le pouvoir politique et financier- avait fini par apprendre à partager la puissance économique avec la lointaine et remuante côte ouest. Mais le Covid-19 est venu rebattre les cartes, modifiant cette dynamique intérieure de l'économie américaine au profit du Grand Sud. Le partage des rênes nationales va donc en être aussi bouleversé.
Texas, Floride, Caroline du Sud... cap au Sud
Les éléments de preuve s'accumulent pour attester de cette bascule. En mai dernier, le Bureau américain du recensement a établi que neuf des quinze villes connaissant la croissance la plus importante se situent dans le Sud, les deux-tiers de celles qui portent ce mouvement se situant au Texas. Pris comme un tout, ce serait comme si une nouvelle agglomération de la dimension de Houston, avec ses 2,2 millions d'habitants, avait surgi de terre.
Le croisement des courbes s'est produit au milieu des années 1990, comme le montre l'économiste Adam Millsap, de la fondation Stand Together. Le Nord-Est ne représente plus à présent que 19% de la population américaine, contre 26% au Sud.
L'agence Bloomberg a exploité, pour sa part, les données de l'administration des impôts, ce qui donne un autre angle de vue dans la formation du produit intérieur brut. Il en ressort qu'une demi-douzaine d'Etats du sud-est y contribuent à présent davantage que le Nord-Est.
Caroline du Nord, Caroline du Sud, Floride, Georgie, Tennessee et Texas se trouvent ainsi au coeur d'une "migration de richesse de 100 milliards de dollars" depuis 2020. Cela s'est traduit, d'après les montants compilés par Bloomberg, par une "saignée" de revenus de quelque 60 milliards de dollars dans le Nord-Est. L'historien de l'économie Gavin Wright, de l'Université Stanford, qui travaille sur les convergences et les divergences régionales, souligne toutefois que ce Sud s'est, en réalité, toujours "réinventé", saisissant les occasions de s'affirmer.
Il ne s'agit pas que d'un apport classique de population active et retraitée vers le soleil, avec un surcroît de recettes fiscales. Les volumes d'investissements depuis deux ans et demi alimentent une poussée manufacturière fulgurante du grand Sud. Et dans un certain paradoxe géographique, c'est l'extrême volontarisme budgétaire de Washington, par le soutien du gouvernement fédéral à la réindustrialisation, qui amène à un remodelage de la géographie industrielle du pays.
Batteries, voitures électriques, biotechnologie
La Maison-Blanche tient les comptes depuis janvier 2021: Arizona, Géorgie, Texas... Dans les batteries et les véhicules électriques, la biotechnologie, les énergies renouvelables et les semi-conducteurs, les fonds privés dans ses Etats, très lourdement appuyés par du public, arrivent par dizaines de milliards de dollars. Karl Kuykendall, qui analyse chez S&P Global Market Intelligence les tendances économiques régionales aux Etats-Unis, calcule que pratiquement les deux-tiers des emplois escomptés dans l'automobile électrique se trouveront dans une usine qui s'implante dans le Sud.
Il n'y a pas là qu'un effet d'orientation politique au travers des plans du pouvoir fédéral: ces Etats du Sud ont su eux-mêmes préparer le terrain afin d'accueillir la manne de Washington. Nathan Niese, de la société de conseil en stratégie BCG, cité par The Economist, explique que des "mégasites" de qualité sont mis à disposition, avec une capacité à livrer tous les détails requis dans les 24 heures suivant une demande.
Et les atouts se superposent les uns aux autres, comme l'avantage compétitif du coût de l'électricité: selon les tableaux de l'administration fédérale d'information sur l'énergie (EIA), les régions du sud peuvent offrir à leurs usines une électricité moins chère qu'ailleurs. En avril, l'industrie y payait entre 5,8 et 7,3 cents du kilowattheure contre 7,9 dans le centre-nord-est (Illinois, Michigan...) et 15,2 en Nouvelle-Angleterre (Connecticut, Maine...). L'écart moyen tourne autour de 20%.
L'irrésistible effet d'attraction économique peut également s'accompagner d'une altération des équilibres politiques traditionnelles d'un Sud historiquement conservateur, voire ultra-conservateur. Avec l'arrivée d'aspirations supposément différentes en mesure de bousculer les certitudes, veulent croire en tout cas certains du camp progressiste, "libéral" dans la terminologie américaine. A moins que ces nouvelles populations et ces investissements technologiques ne viennent renforcer le pôle conservateur. Et c'est aussi en cela que les contours politiques du pays peuvent encore changer.