"C’est l’État qui dépense pour nous": pourquoi les Français n'ont pas mis autant d'argent de côté depuis... 1979

Le livret A - Philippe Huguen - AFP
Des Français décidément bien plus fourmis que cigales. Selon les dernières données de l'Insee, le taux d'épargne des ménages a atteint 18,8% du revenu disponible (revenu après transferts sociaux et impôts) au premier trimestre, soit 0,4 point de plus par rapport à fin 2024.
Surtout, un tel niveau n'avait pas été observé depuis 1979, hors années Covid (25,8% début 2020 en raison du confinement). Le taux d'épargne financière qui désigne la part du revenu investie dans des actifs financières s'envole quant à lui à 9,8%. Du jamais vu, excepté là-encore la période de crise sanitaire.
Un taux d'épargne qui "a fortement surpris par sa hausse"
Cette propension à mettre massivement de l'argent de côté interroge alors que les prévisionnistes s'attendaient à voir le taux d'épargne retrouver progressivement son niveau d'avant-Covid (14,9% fin 2019). D'autant plus dans un contexte de net ralentissement de l'inflation et de hausse du pouvoir d'achat (+2,6% en 2024):
"Contrairement à ce qui était anticipé en juin 2023, le taux d’épargne des ménages (...) ne s’est pas rapproché de son niveau pré-Covid au cours des deux dernières années. Il a au contraire fortement surpris par sa hausse en 2024, en dépit d’une progression de la consommation des ménages supérieure à celle prévue", s'étonne la Banque de France.
Pour l'institution, cette erreur de prévision tient essentiellement à la hausse du revenu disponible des ménages, plus forte qu'attendu en 2023 et 2024 (+12,7% en valeur contre +10% anticipé). La consommation, elle, a aussi progressé sur la période mais pas autant (+11%). Et elle a même baissé au premier trimestre (-0,2%).
Contexte anxiogène et vieillissement démographique
Cette situation est pour le moins paradoxale. Comment expliquer que les Français ne sont pas davantage incités à consommer malgré la hausse du revenu disponible et le ralentissement des prix? Pourquoi préfèrent-ils épargner leurs gains de pouvoir d'achat?
"Le contexte à la fois économique, politique et géopolitique conduit les Français à la prudence", indique Philippe Crevel, économiste et directeur général du Cercle de l'Epargne, rappelant qu'"il y a eu une succession de chocs depuis le Covid" entre la guerre en Ukraine, le retour de l'inflation, la dissolution... Sans compter l'élection de Donald Trump et sa politique commerciale agressive à l'égard du reste du monde.
Dans ce contexte, "l'indice de confiance des ménages est extrêmement dégradé et les craintes pour l'emploi augmentent avec l'annonce de plusieurs plans sociaux", observe Philippe Crevel. Ajouté à cela, la situation des finances publiques avec une trajectoire de déficit et de dette devenue incontrôlable.
Or, "il y a des études qui indiquent que quand il y a un déficit public élevé, les ménages épargnent car il y a des craintes de hausses d'impôts", poursuit l'économiste qui fait ici référence à la théorie de l'équivalence ricardienne.
Il évoque aussi un "aspect structurel" à savoir "le vieillissement démographique qui incite à épargner". Plus une population vieillit, plus il y a de ménages qui mettent de l'argent de côté pour se constituer un complément de revenus à la retraite. Un phénomène qui s'observe d'ailleurs dans la plupart des pays développés, notamment en Allemagne et au Japon.
Économiste et conseiller auprès d'Aurel BCG, Christian Parisot avance une dernière explication cette fois propre à la France et liée au poids de l'État dans l'économie: "L’État creuse les déficits et les Français épargnent. Les Français n'en ont pas conscience mais on délègue une partie de notre consommation à l'État", affirme-t-il sur BFM Business.
"Par exemple, si c'est l'État qui gère notre Sécurité sociale et non pas une mutuelle privée, cela veut dire que c’est l’État qui dépense pour nous. Si on avait une mutuelle privée, on consacrerait une partie de notre budget à cette mutuelle privée (...)", détaille-t-il. Pour lui, "il faut que l'État rééquilibre cela" afin de "redonner aux ménages la capacité de décider de leur consommation et alors le taux d'épargne baissera".
Les Français majoritairement opposés à l'orientation de leur épargne vers la défense
Alors que l'économie française tourne au ralenti, le gouvernement a-t-il les moyens d'inciter les ménages à désépargner pour stimuler la machine? Ce qui est sûr c'est "qu'on a besoin de la consommation pour faire de la croissance", note Philippe Crevel. Mais "il y a des facteurs que le gouvernement ne contrôle pas. En revanche, si on était capable d'avoir une stratégie budgétaire plus stable et plus claire, cela pourrait contribuer" à relancer la consommation, juge-t-il.
De manière générale, "il faut redonner confiance en l'avenir car il y a un fort aspect psychologique dans la consommation". À défaut, le gouvernement pourrait être tenté de mobiliser l'épargne des Français pour financer des investissements d'ampleur. C'est d'ailleurs ce qu'il a prévu de faire en annonçant le lancement d'un produit de placement pour la défense.
Mais les épargnants qui misent essentiellement sur les livrets d'épargne réglementée type Livret A et l'assurance-vie ne voient pas cette idée d'un bon oeil. Selon un sondage de l'Ifop pour Altaprofits, seuls 29% des Français sont prêts à investir une partie de leurs économies dans un produit destiné au financement de la défense. Globalement, les Français sont "opposés à l'orientation de leur épargne", confirme Philippe Crevel qui constate toutefois un malentendu sur cette question car le terme "orientation" laisse entendre que l'État va se servir. Or, "c'est de l'incitation, il ne s'agit pas de forcer les gens".
L'économiste rappelle par ailleurs qu'un taux d'épargne élevé ne présente pas que des désavantages pour le gouvernement. C'est en partie grâce à ce bas de laine abondant que les marchés se montrent relativement complaisants avec la France malgré des comptes publics à la dérive: "Un taux d'épargne à près de 20%, c'est rassurant. Cela contribue à la relative bonne note (des agences de notation) de la France, c'est positif pour les conditions d'emprunts. Si on avait un taux d'épargne de 4% comme aux États-Unis, on aurait une note plus dégradée", conclut Philippe Crevel.