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"Mettre mes économies à la banque? Même pas en rêve": en Argentine, Javier Milei veut récupérer les "dollars sous le matelas"

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Traumtisés par les crises successives, les Argentins conservent des dizaines de milliards de dollars en-dehors du circuit financier national.

Des dizaines, des centaines de milliards? Sous les matelas, dans les bocaux, les tiroirs d'Argentins traumatisés par l'inflation et les crises à répétition, sommeille une mer de dollars. Un trésor inerte, que le gouvernement de Javier Milei rêve de "libérer" pour doper l'économie nationale.

"Mettre mes économies à la banque? Même pas en rêve (...) On n'oublie pas le ‘corralito’ [faillite du système bancaire en 2001, ndlr] quand les gens avaient placé des dollars, et qu'on leur a rendu des pesos dévalués!", affirme "Rita Lopez", comme elle demande qu'on l'appelle

Dans son modeste trois pièces, un peu figé dans les années 1970, du quartier de classe moyenne d'Almagro, Rita Lopez montre à l'AFP une boîte de conserve recelant une liasse de billets verts, environ 500 dollars. Une boîte de couleur assortie, de petits pois. L’Argentine de 84 ans a vécu de près les économies de vies entières parties en fumée. En 2001, quand s'effondra l'illusion du "uno a uno" (conversion 1 peso = 1 dollar), crise de liquidités, gel subit des dépôts bancaires, panique, pillages, et émeutes durement réprimées (39 morts) s’accumulèrent. Un traumatisme encore vif.

"J'étais alors avocate, j'ai dû aider beaucoup de gens qui avaient mis leur argent (en dollars) à la banque, et voulaient le récupérer. Ça a pris du temps, des années, (...) et en pesos. Avec le temps, ils ne valaient quasiment plus rien", souligne Rita Lopez.

Contrôle des changes

Depuis, face au contrôle des changes, les dollars se sont patiemment accumulés, cachés surtout, ressortis seulement à l'occasion d'un gros achat incontournable. Selon l'Institut de la statistique, 271 milliards sont détenus par les Argentins hors du circuit financier national, soit cinq fois les réserves brutes de la Banque centrale. En coffre, à l'étranger, ou... sous le matelas. "Épargner des dollars en secret est une caractéristique très dans l'ADN des Argentins, qui y ont vu un refuge après les crises", résume pour l'AFP Elisabet Piacentini, économiste conseil experte en PME.

"Les dollars 'du matelas', c'est une métaphore pour les dollars non bancarisés", décrypte Julian Zicari, économiste de l'Université de Buenos Aires. Ils sont "hors du système, n'entrent pas dans les réserves, ne génèrent pas de capacité de prêt pour les banques, d'où un handicap pour l'économie". "Sous les matelas, on doit avoir 200, 300, 400 milliards", lançait Javier Milei il y a quelques jours, résolu à ce que dans la foulée d'un contrôle des changes assoupli, en avril, et d'une inflation contenue (47% en interannuel, contre 211% en 2023), les Argentins ressortent puis injectent, librement, leurs dollars.

Le ministre de l'Économie a annoncé jeudi une série de mesures pour libéraliser les flux, élevant les plafonds de transferts, achats, dépôts possibles sans devoir justifier l'origine des fonds au fisc. Par exemple 50 millions de pesos (44.000 dollars) pour des transferts, au lieu de 1 million (900 dollars) auparavant. Déjà depuis février, les transactions peuvent se faire en dollars.

"Je me fiche complètement de savoir d'où viennent les dollars", a martelé Javier Milei, en réponse aux inquiétudes sur une porte ouverte au blanchiment.

Il s'agit d'une "amnistie déguisée, sans cadre légal, qui pourrait faciliter l'entrée massive de capitaux illicites", a mis en garde l'économiste Pablo Tigani dans une tribune inquiète dans le quotidien financier Ambito. Il faut en finir avec "la folie de contrôler toutes les transactions des citoyens comme s'ils étaient des criminels (...) ce qui a amené les Argentins à se tourner toujours plus vers l'informalité", a tonné le porte-parole présidentiel Manuel Adorni.

"Dollarisation endogène"

Javier Milei, qui jadis promettait de "dynamiter" la Banque centrale, s'efforce surtout à présent de renforcer ses réserves, et parle de "dollarisation endogène", ou de facto, avec un peso et un dollar coexistant, misant sur des Argentins tranquillisés par un change peso-dollar stabilisé. Les mesures sont bien accueillies par nombre d'économistes. Mais dans la mesure où elles parviennent "à rebasculer cet argent dans le circuit productif, accélérer les investissements, permettre aux PME de se développer", souligne Elisabet Piacentini.

Car pour beaucoup, il faudra du temps avant que les Argentins ne soulèvent leur matelas et lâchent leurs dollars en plein jour, question de réflexes ancrés. "Rita Lopez" rigole, incrédule après les annonces. "Un jour, le gouvernement te dit une chose, puis arrive un autre qui fait autre chose. Je n'ai pas confiance. Je ne les mettrai pas à la banque". La boîte de petits pois n'est pas près de se vider.

J. Br. avec AFP