Droits de douane: les États-Unis exagèrent-ils leur déficit commercial avec l'Union européenne?

Donald Trump use une nouvelle fois de son arme favorite. Le président américain a signé lundi un décret instaurant des droits de douane de 25% sur l'acier et l'aluminium importés aux États-Unis à compter du 12 mars. L'Europe, qui a promis de riposter, n'est pas épargnée et pourrait même être à nouveau visée par le locataire de la Maison Blanche.
Voilà des mois que ce dernier menace l'Union européenne de droits de douane sur différents produits pour corriger un déséquilibre commercial jugé outre-Atlantique aussi injuste qu'exorbitant. Selon les chiffres américains, les États-Unis ont importé 605,7 milliards de dollars de biens en provenance de l'UE en 2024. En face, l'Europe n'a importé "que" 370,2 milliards de dollars de biens made in USA. Soit un déficit commercial pour les États-Unis de 235,6 milliards avec le Vieux continent.
Un déficit exagéré?
Fin janvier, Donald Trump dénonçait déjà la réticence des Européens à s'équiper en produits américains: "Ils n'achètent pas nos voitures, ni nos produits agricoles, ils n'achètent presque rien", s'était-il emporté. Les chiffres d'Eurostat eux-mêmes ne semblent pas dire autre chose: en 2023, la balance commerciale des biens de l'UE avec les États-Unis était excédentaire de 157 milliards d'euros. Pour autant, la lecture américaine de ses échanges commerciaux avec l'UE apparaît exagérée. D'abord "parce qu'on a l'impression que les Américains surestiment leur déficit commercial avec le reste du monde en se focalisant uniquement sur le commerce de biens", explique Éric Dor, directeur des études économiques à l'IESEG School of Management et auteur d'une note récente sur le sujet.
Car ce que dit rarement l'administration américaine, c'est que si l'UE affiche un net excédent commercial avec les États-Unis sur les biens, elle accuse un sérieux déficit de sa balance commerciale des services (-109 milliards d'euros en 2023, selon Eurostat). Si bien que l'excédent de la balance commerciale des biens et services de l'Union européenne avec les États-Unis est finalement assez limité (48 milliards d'euros en 2023).
Éric Dor rappelle de surcroît que si les États-Unis ont une balance déficitaire avec l'UE, c'est avant tout parce que les Américains "dépensent plus que ce qu'ils produisent" ce qui impliquent nécessairement de s'approvisionner ailleurs. "C’est donc surtout un rééquilibrage macroéconomique, par une réduction de l’excédent de la demande domestique par rapport à la production, qui permettrait de réduire le déficit commercial des États-Unis, plutôt qu’une hausse des droits de douane sur les importations", estime l'économiste.
Il constate aussi que plus qu'une "réticence délibérée" des consommateurs européens, c'est l'inadaptation de certains produits américains aux spécificités du marché commun qui empêche leur exportation, avec des produits alimentaires notamment qui "s'écartent souvent des normes européennes". "Il serait totalement possible pour les États-Unis d'initier des filières de production de biens conformes aux normes européennes pour pouvoir les exporter vers l'UE", poursuit l'économiste.
Il pointe enfin la responsabillité des multinationales américaines qui ont installé leur production en Irlande pour des raisons fiscales et qui approvisionnent les États-Unis depuis ce territoire, contribuant ainsi elles-mêmes à l'augmentation des exportations européennes vers l'Amérique. "En 2023 les exportations de biens de l’Irlande vers les États Unis ont atteint 51,277 milliards d’euros, dont avant tout des produits pharmaceutiques et chimiques mais aussi des machines et équipements sophistiqués", note Éric Dor.
L'impossible lecture des échanges commerciaux
Qu'en est-il du cas spécifique de la France vis-à-vis des États-Unis ? Les chiffres des douanes publiés la semaine dernière font état d'un déficit commercial tricolore sur les biens de 4,1 milliards d'euros en 2024. Le Bureau du recensement américain affirme au contraire que les États-Unis accusent un déficit commercial de 16,4 milliards de dollars avec la France. Une contradiction étonnante déjà observée les années précédentes: en 2023, les douanes françaises observaient un déficit commercial de 6,6 milliards d'euros avec les États-Unis, quand les données américaines relayées plutôt un déficit américain de 13,7 milliards de dollars avec la France.
Alors qui dit vrai? Difficile en réalité de répondre à cette question tant les différences de méthodologies en matière d'échanges commerciaux sont nombreuses. C'est ce que l'on appelle les asymétries statistiques. Il n'est effectivement pas rare de voir des pays échangeant des biens entre eux publier des chiffres d'exportations et d'importations qui ne coïncident pas. "Le problème est bien connu. Même après conversion en euros, il y a en effet de grandes différences. Il y a une forte divergence entre les mesures statistiques américaines et européennes", indique Éric Dor.
Il peut par exemple y avoir entre deux pays des écarts d'appréciation de la valeur d'une marchandise. Notamment "parce que la valeur d’une marchandise exportée peut comprendre la valeur du transport jusque chez le client si le vendeur s’est chargé du transport. Ce n’est parfois pas le cas lorsque c’est l’acheteur qui s’est chargé du transport", expliquent les douanes. En dessous de certains seuils, certaines entreprises peuvent également être dispensées de formalités statistiques, ce qui donnent lieu à des estimations de leurs importations et exportations. Des écarts temporels peuvent aussi perturber les mesures, avec des marchandises enregistrées "un certain mois chez le vendeur et le mois suivant chez l'acheteur".
Autre explication: le système d'enregistrement choisi. La France opte plutôt pour le système du "commerce spécial" qui exclut notamment les marchandises qui entrent dans le pays pour être stockées dans des entrepôts avant d'être réexportées. Les États-Unis, eux, adoptent le système de "commerce général" et tiennent compte de ces marchandises. Sans harmonisation à l'échelle internationale, chaque pays fait comme il l'entend.
Pays de provenance et pays d'origine
Même Eurostat n'applique pas la même méthodologie que les douanes françaises. Contrairement à elles, l'office de la statistique de l'Union européenne considère que la France avait un très léger excédent commercial sur les biens avec les États-Unis en 2023 (236 millions d'euros). Il faut dire qu'Eurostat se réfère "au pays de provenance, (c'est-à-dire le dernier pays par lequel le bien a transité) alors que les statistiques nationales (notamment françaises) privilégient le plus souvent le pays d'origine (dans lequel le bien a été produit)", soulignait déjà une étude du Sénat en 2009.
Concrètement, cela signifie qu'un ordinateur venu des États-Unis et transitant par les Pays-Bas avant d'arriver en France sera considéré comme une importation venant des États-Unis par les douanes, mais des Pays-Bas par Eurostat. "Dès lors, les importations de la France en provenance du reste de l'UE apparaissent supérieures, dans les statistiques d'Eurostat, à ce qu'elles sont dans les statistiques françaises par pays d'origine", expliquait le Sénat.
Des différences méthodologiques qui compliquent sérieusement l'analyse des échanges commerciaux dans le monde. "C'est assez consternant", reconnaît Éric Dor, mais "l'important reste d'avoir les tendances globales".