Une enquête accuse Agnès Pannier-Runacher de conflit d'intérêts avec la pétrolière Perenco

La locataire du boulevard Saint-Germain partage-t-elle des intérêts avec l'une des principales compagnies pétrolières françaises? C'est le lien, en tout cas, tissé par une enquête de Disclose et Investigate Europe parue ce mardi.
Elle explique que Jean-Michel Runacher, père de la ministre et proche d'Emmanuel Macron, a créé une société baptisée Arjunem et dotée d'1,2 million d'euros, à destination de ses petits-enfants. Les trois enfants d'Agnès Pannier-Runacher, mineurs, et l'un de leur cousin, sont actionnaires aux côtés du patriarche.
Une manière pour l'ancien directeur général et directeur financier de la pétrolière Perenco de transmettre une partie de son patrimoine sans avoir à payer de frais de succession. Une autre structure, Antos, dote de la même manière de 600.000 euros, est adressée à deux neveux de la ministre, majeurs cette fois.
Cette structure n'a pas été déclarée publiquement par Agnès Pannier-Runacher lors de ses déclarations à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), lors de sa nomination au ministère de l’Economie en 2018, puis à celui de l’Industrie en 2020. La loi sur la transparence de la vie publique ne l'y oblige pas - elle n'impose que la déclaration des participations directes et celles du conjoint, mais pas celles des enfants mineurs.
Des fonds spéculatifs, des liens avec Perenco
Les sommes déposées par Jean-Michel Runacher sont en outre décrites par Disclose comme issues de la spéculation: elles proviennent de trois fonds nommés "Blue Omega Cell", "MW Global Opportunities", et "Millennium Management ". Le premier est domicilié à Guernesey, île anglo-normande réputée pour sa fiscalité très attractive, et listée comme paradis fiscal par l'Union Européenne jusqu'en 2019 ; le second est basé en Irlande et investi depuis Hong Kong, deux autres pays aux fonctionnements souples sur le volet fiscal ; le troisième est piloté depuis le Delaware, Etat américain aux règles régulièrement décrites comme déloyales.
Les quelque 1,2 million d'euros d'actifs gérés par Arjunem sont en outre domiciliés dans une banque luxembourgeoise, CBQ Quilvest. Un établissement déjà fréquenté par la famille Perrodo, fondatrice de la compagnie pétrolière Perenco. Et c'est le deuxième problème soulevé par l'enquête: les liens étroits et les sociétés privées de Jean-Michel Runacher et la junior française qui l'a longtemps employé. Elle signale que l'homme d'affaires continue d'ailleurs de travailler pour la compagnie, en dirigeants de ses nombres filiales financières (voir l'encadré), Global Financial Investment et BNF Capital, à Londres, son lieu de résidence. Des fonctions que Perenco dément officiellement.
Plus globalement, des mails joints aux documents d'enregistrement de la société révèlent que les fonds dans lesquels a puisé Jean-Michel Runacher pour approvisionner Arjunem, sont des véhicules utilisés par Perenco elle-même. Autrement dit: les gestionnaires d'une partie des fonds de la pétrolière gèrent aussi une partie des fonds privés de la famille Runacher.
Ces sociétés d'investissement sont en outre actives dans le domaine de l'énergie, liant plus encore le sort de Perenco et du secteur pétrolier, à la performance financière d'Arjunem, soulignent Disclose et Investigate Europe.
La correspondance - publiquement accessible en ligne - indique enfin l'intervention dans le montage de Finvest, société basée aux Bahamas, un autre paradis fiscal. Cette société de gestion était dirigée par Jean-Michel Runacher, pour le compte de Perenco.
"Conflit d'intérêts" pour la HATVP
Dans ses réponses aux questions des journalistes, Agnès Pannier-Runacher souligne pourtant qu'il "n'y a pas eu de transaction avec la famille Perenco [Perrodo, fondateurs et directeur actuels de Perenco, ndlr] ou une de ses sociétés". La ministre estime de plus ne pas avoir eu de contact avec la junior dans le cadre de ses fonctions, puisqu'elle "exerce l’essentiel de ses activités hors de France et ne détient pas d’activité industrielle en France, pas plus que d’activités énergétiques (production, distribution)". Elle conclut donc ne pas se sentir en situation de conflit d'intérêts.
Il ne s’agit pas de mon patrimoine, mais de celui de mes enfants qui, eux-mêmes, n’ont aucun pouvoir de gestion de la société à ce jour. Plus largement, la HATVP autorise les placements dès lors qu’ils sont confiés à des professionnels qui prennent de manière indépendante leurs décisions de gestion. [...] Le guide de la HATVP ne laissait aucune ambiguïté sur le fait que je n’avais pas à déclarer cette structure."
Interrogée en outre sur les liens avec Perenco par le député Aurélien Saintoul (NUPES) à l'Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement de ce mardi, Agnès Pannier-Runacher a nié avoir tout intérêt en commun avec la compagnie des Perrodo. Elle estime que le fait de recourir à un gestionnaire de fonds qui investit lui-même dans l'énergie n'équivaut pas à soutenir cette industrie directement.
La société [Arjunem, ndlr] n'a aucune relation avec Perenco, cette société est investie dans des fonds disponibles "sur étagères" et ouverts à des personnes qui gèrent leur patrimoine, mes enfants ne sont pas actionnaires, directement ou indirectement, d’une société pétrolière."
Interrogée, l'autorité administrative indépendante n'est pas d'accord avec cette dernière assertion, indiquant que le strict cadre juridique ne dispense pas de veiller à éviter des prises d'intérêts potentiellement conflictuelles. "L’absence d’obligation déclarative ne dispense pas le responsable public de veiller à prévenir et faire cesser les situations de conflits d’intérêts qui naîtraient d’autres intérêts indirects détenus, tels que l’activité des enfants ou d’autres membres de la famille par exemple", appuie ainsi la HATVP.
Perenco, la très controversée concurrente de TotalEnergies
Fondée par Hubert Perrodo dans les années 90, et rapidement co-pilotée par Jean-Michel Runacher, la compagnie pétrolière Perenco est le deuxième producteur de brut français. Non-cotée, la société prospère en Afrique et en Amérique du Sud, et multiplie depuis ses deux sièges (Paris et Londres) les filiales financières : l'Intenational Corsortium of Investigative Journalists (ICIJ) en recensait par exemple plusieurs dizaines aux Bahamas, sur la base de documents fuités du paradis fiscal. Elle est aussi régulièrement mise en cause pour de graves atteintes environnementales, au Congo, au Gabon, ou encore au Pérou. François Perrodo, fils du fondateur Hubert Perrodo et directeur général actuel, concentre aujourd'hui la 15e fortune française (8,3 milliards d'euros selon Challenges).