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La gratuité des transports publics serait-elle possible dans une très grande ville française?

Le tram à Caen en novembre 2019

Le tram à Caen en novembre 2019 - Sameer Al-Doumy-AFP

Ce dimanche, tous les transports en commun sont devenus gratuits au Luxembourg. Une telle initiative serait-elle possible dans une très grande ville française? Des experts donnent leur avis.

Fini les tickets dans les trains, bus, trams ou funiculaires du Luxembourg. Ce dimanche, tous les transports publics du Grand-Duché sont devenus gratuits pour tous et toutes et sans aucune condition. En France, une trentaine de villes se sont déjà converties à la gratuité totale. Certaines depuis plusieurs décennies, comme Compiègne en 1975.

Mais globalement, il s'agit surtout de communes de taille modeste voire très petite, à l'exemple de Nyons (6800 habitants) dans la Drôme, Saint-Flour (6500 habitants) dans le Cantal ou encore Peronne (7700 habitants) dans la Somme. Comme le pointe un rapport du Sénat, la moitié de ces communes comptent moins de 15.000 habitants. Dunkerque, avec les quelque 257.000 habitants de son aire urbaine, est la plus grande d'entre elles.

  • Possible à Toulouse, Bordeaux ou Brest?

Certains candidats aux élections municipales ont évoqué la possibilité de rendre gratuits les transports publics s'ils étaient élus. Notamment dans des villes bien plus grandes, comme Caen, Montpellier, Perpignan, Clermont-Ferrand, Rouen, Metz, Tours, Toulouse, Bordeaux, Brest ou Mulhouse.

Pour François Mirabel, professeur en sciences économiques à l'université de Montpellier-I, les exemples de ces petites communes passées à la gratuité ne peuvent être transposés à des villes bien plus grandes.

"Plusieurs critères sont à étudier, analyse-t-il pour BFMTV.com. D'abord, la part des recettes que représente le financement par les usagers. À Dunkerque, elle était de 11%. En dessous de 15%, la gratuité reste facile à compenser. Ensuite, il faut se demander dans quelle mesure il serait possible de reporter ce financement sur d'autres acteurs. Tout cela ne s'évalue qu'au cas par cas."

Difficilement envisageable du jour au lendemain, estime pour BFMTV.com Maxime Huré, maître de conférence en science politique à l'université de Perpignan.

"On s'achemine plutôt vers une gratuité partielle, par exemple le week-end (c'est ce qu'il s'est passé à Dunkerque avant d'être généralisé à l'ensemble de la semaine, NDLR) ou réservée à un certain type de public, comme les jeunes ou les personnes âgées. Cela permet de répondre à une demande des commerçants, d'accès à la mobilité pour les personnes les plus précaires sans toutefois saturer les réseaux."

C'est également le point de vue de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut) qui se déclare "contre la gratuité totale et pour la gratuité pour ceux qui en ont besoin".

  • Le (contre)-exemple de Tallinn

En 2013, la capitale de l'Estonie a décidé de rendre ses transports publics gratuits. Tallinn est ainsi souvent citée comme modèle par les partisans de la gratuité. Pourtant, selon François Mirabel, spécialiste de l'économie des transports urbains, Tallinn n'a rien de l'exemple qui rendrait cette mesure transposable à d'autres grandes agglomérations européennes, notamment françaises.

"La gratuité est en réalité réservée aux habitants de Tallinn. Cela a été décidé dans un objectif fiscal clair: en Estonie, les communes captent une partie des impôts sur le revenu."

Rendre les transports gratuits a permis de faire revenir des résidents, de 416.000 à 450.000. "Ainsi, les 12 millions d'euros perdus par la billetterie ont été largement compensés par les 30 millions d'euros de dotations liées à ces nouvelles recettes fiscales", poursuit François Mirabel.

  • Envisageable à Lyon ou Paris?

Si la gratuité des transports semble plus facilement envisageable à l'échelle d'une petite commune ou d'une ville de taille moyenne, la chose paraît bien moins aisée pour deux des trois plus grandes agglomérations françaises que sont Paris et Lyon. 

D'abord, par la contribution financière des usagers: la billetterie ainsi que l'abonnement financent un tiers du coût des transports à Paris et Lyon (contre 10% pour Dunkerque). Pourtant, comme le pointe Maxime Huré, la gratuité n'est pas forcément réservée aux petites villes.

"Il n'y a pas de seuil à la participation des usagers au-delà duquel la gratuité serait impossible. Ce n'est de toute façon pas l'argent des usagers qui permet les investissements, cette part est dérisoire par rapport au coût de fonctionnement d'un réseau."

Reste qu'il faudrait tout de même trouver de nouvelles recettes, soit 3,5 millions d'euros pour l'Île-de-France. Parmi celles-ci, plusieurs pistes peuvent être envisagées: certains évoquent des péages urbains, d'autres l'augmentation du versement transport payé par les employeurs de plus de onze salariés, ou plus simplement la réorientation des budgets de la collectivité. Dunkerque a par exemple renoncé à construire son Arena pour financer la gratuité de ses transports collectifs.

"Certaines villes se tournent aussi vers de nouvelles ressources, comme celles liées au stationnement automobile de surface", ajoute Maxime Huré.

Autre difficulté: les réseaux lyonnais et parisiens sont déjà particulièrement denses. S'il est relativement facile d'augmenter la cadence d'une ligne de bus ou d'en créer de nouvelles, la construction d'une ligne de métro prend quant à elle bien plus de temps.

Par ailleurs, dans deux tiers des collectivités qui pratiquent la gratuité, le service est assuré sur 5 lignes maximum. Et dans ces communes, la flotte est limitée (comme les deux bus à Bernay, dans l'Eure) et les plages horaires de circulation sont réduites (les bus de Péronne passent cinq fois dans la journée et à Issoudun, en Indre, quatre bus circulent six demi-journées par semaine). "C'est bien le bus gratuit, mais si c'est pour attendre le prochain pendant plus d'une heure ou rentrer à pied, je ne vois pas l'intérêt", témoignait un usager dans Le Courrier picard, comme le relate le rapport du Sénat.

Enfin, ces réseaux parisien et lyonnais souffrent déjà largement de saturation et seraient difficilement en mesure d'absorber une nouvelle augmentation de leur fréquentation. Un rapport du comité sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France concluait en 2018 qu'elle serait "plus un problème qu'une solution". Mais pour Bruno Cordier, directeur d'Adetec - un bureau d'études en transports et déplacements - toutes ces contraintes ne rendent pourtant pas infaisable la gratuité même dans une grande agglomération.

"Cela ne dépend que des arbitrages des élus, assure-t-il à BFMTV.com. Tout cela résulte de choix politique et financier."
Céline Hussonnois-Alaya