Fleuron industriel du CAC 40, Legrand a été la cible d'un groupe étranger mais le gouvernement est intervenu

Le coup de fil n’a duré que quelques minutes. Courtois mais ferme car le ministre de l’Économie appelle pour la deuxième fois en trois mois le président du groupe suisse ABB, Peter Voser. Ce mercredi 30 juillet, Éric Lombard insiste: le gouvernement français ne souhaite pas que le groupe français Legrand passe entre des mains étrangères. Les semaines précédentes, le directeur général du spécialiste des systèmes électriques, Benoit Coquart, a sollicité le cabinet du ministre et la direction du Trésor pour les alerter.
Son rival suisse, ABB, cherche à le racheter depuis plus de six mois. En décembre 2024, déjà, le directeur général Morten Wierod, appelle son homologue de Legrand pour une première prise de contact. Son message est simple:
"Les Suisses étaient intéressés par les activités de Legrand dans les datacenters", explique une source proche du dossier.
Le Français réalise les installations électriques de centres de données, notamment aux États-Unis, et ce métier est en pleine croissance. ABB opère aussi dans ces métiers et veut investir davantage.
ABB, un géant industriel trois fois plus gros que Legrand
Face à cette approche, pour le moment amicale, Benoit Coquart refuse d’entamer des discussions. Il veut que Legrand reste indépendant. Il vient de présenter un plan stratégique à horizon 2030 que ses investisseurs ont bien accueilli. Le chiffre d’affaires doit croitre de 10% par an grâce à l’activité des datacenters.
Mais ABB persiste avec une démarche plus directe. Trois mois plus tard, le groupe suisse revient à la charge. Un nouvel échange téléphonique a lieu fin mars entre Morten Wierod et Benoit Coquart, qui repousse une deuxième fois ses avances. ABB propose le rachat total de Legrand et son intégration pure et simple. Car le Français réalise 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires contre 29 milliards d’euros pour son concurrent.
ABB a besoin de bouger alors que son action a perdu 20% début 2025. Ses deux grandes banques d’affaires, UBS et JP Morgan, ont identifié depuis plusieurs mois des cibles dont Legrand figure en tête de liste. A l’époque, le Français pèse 25 milliards d’euros en Bourse, contre 75 milliards d’euros pour ABB. Surtout, il n’a aucun actionnaire de référence, ce qui l’expose à une attaque.
Le ministre de l'Economie coupe court
Le groupe suisse n’abandonne pas et devient plus agressif. Un courrier, intention plus officielle, est envoyé au conseil d’administration de Legrand pour proposer de discuter d’un rapprochement. Cette approche formelle est rejetée "à l’unanimité" par les administrateurs, selon une source. "Aucune offre n’a été formulée par ABB", assure un proche du groupe basé à Limoges. Contactés, les deux groupes n’ont pas souhaité commenter nos informations.
Le groupe français mandate alors deux banques pour l’aider dans une éventuelle stratégie de défense: BNP Paribas et Goldman Sachs. Et sollicite les autorités françaises qui volent à son secours. Début avril, le ministre de l’Industrie Marc Ferracci contacte le directeur général d’ABB, Morten Wierod. Puis c’est le ministre de l’Économie qui double l’appel auprès du président du groupe suisse, Peter Voser, pour souligner que le gouvernement ne souhaite pas que ce "fleuron industriel français" passe entre des mains étrangères.
"L’objectif d’Éric Lombard était de dissuader ABB d’agir en expliquant qu’il n’accepterait pas un rachat de Legrand", confie une source proche du dossier, à Bercy.
"ABB a laissé un mauvais souvenir sur la Place de Paris"
Après l’offensive de PepsiCo sur Danone en 2005, celle d’Enel sur Suez un an plus tard ou celle de Couche-Tard en 2021 sur Carrefour, le gouvernement menace d’intervenir. Avec encore 5.000 salariés en France dans une vingtaine d’usines, Legrand est un des plus anciens groupes industriels français, dont l’origine remonte au début du XXème siècle. L'entreprise fabriquait à l'origine de la porcelaine avant de birfurquer sur le matériel électrique en 1919 (la porcelaine étant le meilleur isolant connu avant le plastique).
Les pouvoirs publics ont une image mitigée d’ABB. Son premier actionnaire (14,4%) est la famille suédoise Wallenberg qui détient des parts dans plusieurs entreprises scandinaves comme Ericsson, Saab ou Electrolux. Elle est bien connue d’Emmanuel Macron qui a décoré de la légion d’honneur Jacob Wallenberg, le président du groupe familial, en 2019.
Mais "ABB a aussi laissé un mauvais souvenir sur la Place de Paris", explique un dirigeant d’une banque française.
Leurs turbines vendues à Alstom en 1999 ont précipité le groupe français au bord de la faillite en 2004.
Fin juin, de nouvelles rumeurs remontent aux dirigeants de Legrand et provoque la panique. Des rencontres sont organisées au plus haut niveau avec les cabinets des ministres de Bercy et la direction du Trésor. Fin juillet, la veille des résultats semestriels de Legrand, Éric Lombard prend de nouveau son téléphone pour joindre le président d’ABB qui lui assure, cette fois, qu’il a renoncé à son projet de racheter le groupe français.